Dino Campana, poète italien du début du siècle dernier, est quasiment inconnu du public français. Pourtant, sa figure comme son oeuvre l’inscrirait à merveille dans notre phalange de poètes maudits. Fugueur et voyageur tout en étant victime de désordres psychiques, Campana partit pour l’Amérique du sud à 23 ans et y exerça divers métiers (notamment pianiste de bordel) avant de revenir en Europe pour publier à son compte ses Chants orphiques, en 1914. Régulièrement interné, il le sera définitivement en 1918 et refusera même de sortir lorsque la proposition lui en sera soumise. Passant lui aussi comme un météore dans le ciel poétique de son siècle, il fut considéré comme le « Rimbaud italien ». Statut réducteur, peut-être, mais légitime sur plusieurs points, tant il évoque parfois, en version lunaire, le prodige d’Une Saison en enfer.
L’enfer fabuleux de cet Orphée toujours en partance, ce sont de nombreuses villes d’Europe ou d’Amérique, des ports, des auberges, des bouges ou des prisons, des forêts, un mont, la mer, la mer et son rire, son chant, sa vomissure ; c’est une nature païenne aux relents mythologiques qui s’évase parmi la fureur électrique ou industrielle des cités modernes, des panoramas toujours brouillés par le rêve, des ivresses ou des visions, et puis, surtout, cette nuit prédominante, infinie, extatique, tellement constellée qu’on dirait celle de Novalis. Dans ces paysages changeants, réels ou imaginaires, toile de fond et sujet majeur de cette poésie où chatoient mille jeux de lumières, des êtres se détachent en des rencontres fortuites, comme des scintillements supplémentaires, ne s’incarnant jamais vraiment mais proposant des allégories indéfinies, de mystérieuses apparitions. Mais l’allégorie centrale, c’est la soeur de cette nuit somptueuse : Eurydice, décomposée en femmes diverses (enfants, mères, putains, servantes), allégorie magnétisant l’errance perpétuelle d’Orphée.
A la variété des voyages s’ajoute celle des formes utilisées par le poète italien. Prose onirique, vers, carnet de voyage, fragments, lettre, Campana change de véhicule à chaque station, tout en poursuivant la même quête. Son style poétique fonctionne ceci dit sur des procédés similaires : un rythme éclaté, souvent déroutant, scandé par des répétitions mais lacéré d’ellipses. Des images télescopées, des parallèles surprenants, des transmutations oniriques, toute une logique occulte opère derrière les mots ; parfois, les nombreux « deux points » qui ponctuent la phrase donnent l’impression d’ouvertures successives et de subtiles corrélations. Campana excelle dans ces phrases longues où des métaphores expressives sont drainées par une syntaxe bouleversée, mais sans violence directe, établissant le diagramme précis d’états indéfinissables. Sa poésie est comme opiacée, tout y semble voilé de brume, indistinct, fuyant, et en même temps tissant des révélations brusques. Et si les passages sont parfois inégaux, si les vers semblent moins seyant à son talent propre que la prose, l’ensemble, dans son éclatement, n’en possède pas moins une cohérence étonnante qui tient à sa méthode poétique et visionnaire que pourrait résumer cette phrase : « J’ai les doigts en sang : j’écris : l’amant s’accroche au visage de l’amante pour décharner son rêve… etc. ».Vu l’extrême difficulté de traduire un poème, on ne peut être qu’admiratif devant le travail de David Bosc, qui a su reconstituer en français l’envoûtement de ce dérèglement fluide et nous donner enfin à lire une poésie qui, pour s’inscrire entre Rimbaud et les surréalistes, parvient aussi à rallier la tradition la plus classique.