Diego Marani est italien, ses héros sont allemands, son roman se déroule pour bonne partie en Finlande : on n’étonnera personne en disant que notre auteur, dans le civil, est traducteur au secrétariat du Conseil des Ministres européens et que, à ses heures perdues, il bricole de curieux manuels de grammaire imaginaire. Quotidiennement confronté aux difficultés que posent la quinzaine de langues utilisées à Bruxelles, Marani a effectivement inventé « l’europanto », sorte de dialecte œcuménique fourre-tout grâce auquel il espère, en plaisantant plus ou moins, résoudre les problèmes de communication entre les peuples européens (pour le citer : « eine explosive cocktail van mistakes qui want show quanto linguas esse similars »…) C’est néanmoins avec beaucoup plus de gravité qu’il aborde les thèmes de la langue et de l’identité dans ce roman polyphonique que sa brièveté ne prive pas d’ambition. Trieste, 1943, en pleine guerre mondiale : un médecin allemand d’origine finlandaise recueille un type au crâne défoncé, complètement amnésique et incapable d’articuler un mot. Seul indice : une vareuse sur laquelle est brodé un nom à consonance finnoise. Le toubib se prend d’affection pour l’homme sans nom (impossible de ne pas penser au thème du dernier film d’un autre finlandais, Aki Kaurismaki…), lui réapprend patiemment les rudiments du finnois et, lorsqu’il en sait assez pour se débrouiller seul, s’arrange pour le faire rapatrier à Helsinki.
Ce sont ces deux voix mêlées que met en scène l’auteur dans le roman, alternant le récit transcrit des cahiers de l’amnésique et les commentaires qu’en fait le médecin qui les a recueillis : Marani en tire à la fois le remarquable autoportrait d’un homme étranger à lui-même, livré à l’errance physique (longues déambulations impressionnistes dans un Helsinki au mystère admirablement restitué) et identitaire, et la peinture d’un pays et de son peuple, la Finlande, où le rapport à la langue prend une dimension toute particulière. « Pour nous, explique un personnage, la langue est parole de Dieu, même quand on ne croit pas en Dieu, et la grammaire est une science exacte, faite de significations commensurables et régie par des théorèmes incontestables. Le mot juste donne son harmonie à la pensée, il lui confère la mathématique inéluctabilité de la musique. » Comment la langue définit-elle celui qui la parle, comment modèle-t-elle « le visage, les maisons, la terre, les habitudes, la nourriture » d’un espace, surtout d’ailleurs lorsqu’il s’agit du finnois ? Voilà le coeur de cette méditation romanesque d’une sombre beauté dans laquelle Marani tresse habilement les fracas de l’Histoire et du hasard avec une quête métaphorique et une biographie nationale au demeurant fort documentée (histoire de la Finlande, mythes populaires, structure du langage et modes de pensée). « Un étranger qui apprend le finnois force ses propres caractéristiques somatiques, s’éloigne de lui-même et court le risque de ne plus se reconnaître. » Nouvelle grammaire finnoise, ou le roman de la langue comme véritable pays natal, source et miroir d’une identité ailleurs dissolue. Pour un premier roman, c’est un joli coup.