Les dix-huit nouvelles réunies sous le titre Un Type immonde (Ugly man en v.o.) ont été écrites sur une période de vingt ans, comme des soupirails entrebaillés sur les obsessions récurrentes qui traversent les romans majeurs de Cooper (Closer, Dieu Jr ou Salopes). Une porte d’entrée sur un monde de fantasmes gay à la fois déliquescent et fleur bleue, nihiliste et terriblement romantique, dans lequel l’infamie sexuelle (pédophilie, nécrophilie, coprophagie, SM, snuff movie… tout y passe) est érigée au rang de manifeste poétique. Autant dire que la lecture du livre est déconseillé aux âmes prudes. Défoncés à l’héro et au crystal meth, les gamins paumés mis en scène par Dennis Cooper à travers des dialogues laconiques ne font plus de distinction entre le fantasme et le passage à l’acte et finissent par sombrer alternativement dans la pulsion meurtrière ou l’auto-destruction. Le livre s’ouvre sur Jerk, monologue d’un serial killer rejouant en prison ses horrifiants sévices sous la forme d’un spectacle de marionnettes. Récemment mis en scène par Gisèle Vienne (avec l’excellent Jonathan Capdevielle dans le rôle-titre et l’inquiétante musique de KTL en fond sonore), cette nouvelle tirée d’un fait divers nauséeux fascine autant qu’elle glace le sang.
De cette perversité jusqu’au-boutiste, Dennis Cooper extirpe une prose sèche et sans fioritures, dérangeante car elle se fait l’écho d’une réalité crasse, une descente aux enfers où le flirt mental et physique avec la mort fait écho à l’amour le plus immaculé. Il en va ainsi d’un dialogue poignant entre un ado junkie, violé par son oncle, et son amant platonique. Un mince filet d’humanité se laisse alors entrevoir dans un monde très très noir. Dénués de toute conscience morale, les jeunes michetons suppliciés de Cooper violent et torturent comme s’ils jouaient à un jeu video, se droguent et s’entretuent avec la désinvolture d’un skater de L.A. filmé par Gregg Araki ou Gus van Sant. Traversé par un désenchantement et une mélancolie symptomatique d’une société occidentale qui perd les pédales, les pulsions les plus morbides cohabitent chez Cooper avec la pureté des sentiments. Nul besoin d’être gay pour savourer cette écriture en dents de scie, revisitant le Nouveau Roman à travers le prisme de fantasmes crapuleux. Minimaliste à l’extrême, le style est remarquable dans ses non-dits sous-jacents, tissant des parallèles entre une généalogie d’auteurs européens (Blanchot, Sade, Pasolini, Genet, Butor, Robbe-Grillet) et la syntaxe expéditive des chats Internet, la concision et la limpidité des dialogues faisant ressortir par contraste la violence émotionnelle.
A aucun moment Dennis Cooper ne juge ses personnages, il les observe se débattre dans l’aquarium mental qui leur sert de cerveau, victimes de leur pathologie traumatique. Sans espoir de rédemption ni d’élévation, il les laisse se dépêtrer avec leurs problèmes inextricables, pantins déconnectés du réel croupissant la seringue au bras et l’anus béant, au ras du bitume ou dans une chambre sordide, sous l’emprise de « types immondes » sans la moindre empathie qui jubilent de faire joujou avec leur proie. La noirceur absolue (chez les kids Black Metal de Cooper, la mort est un gimmick parmi d’autres, un truc cool, juste un peu bizarre) est néanmoins tempérée par une drôlerie provenant de l’outrance des détails glauques, décortiqués avec un détachement analytique: que ce soit un exercice de style porno corrigé par un éditeur zêlé, le « bouffage de cul » de jeunes éphèbes, une séance de tortures inspirée des hentaï, les souvenirs d’une boîte à partouze glam-rock ou le recensement des « pires sites russes du porno gay », Dennis Cooper sait aussi faire preuve d’un humour cynique qui balaye tous les tabous. Comme le professait Wilde, « les livres que le monde appelle immoraux sont ceux qui lui montrent sa propre ignominie ».