Contrepoint littéraire à la vague « kids » qui déferle en ce moment sur les écrans (autour des films de Larry Clark et du stupéfiant Elephant de Gus Van Sant, principalement), Défaits s’inscrit aussi dans la continuité d’une oeuvre tardivement découverte en France mais que cinq traductions en moins de trois ans ont rapidement fait connaître. Place et enjeu de la dimension autobiographique dans la fiction, caractère expérimental de l’écriture, mise en relation du contenu des livres avec les thèmes psychanalytiques de la pulsion de mort et de la transformation de la mort en fantasme sexuel, influences « de » (Jean Genet, entre autres) et influences « sur » (une partie non négligeable de la littérature américaine contemporaine) : nombreux sont sans doute les angles théoriques sous lesquels envisager ces romans violents, difficiles, en prise directe sur l’abjection et les marges les plus sombres des sociétés modernes. Plus prosaïquement, l’expérience directe et « sensitive » de lecture qu’ils offrent vaut aussi qu’on s’y arrête un moment, l’impression laissée par son style neutre et blanc étant sans doute l’une des plus marquantes qu’on ait pu découvrir ces dernières années. Défaits (My Loose thread) se place dans le sillage du choc post-Columbine documenté par Michael Moore et approché par Gus Van Sant, tout en faisant des allusions à d’autres manifestations du même incompréhensible désarroi, notamment l’assassinat, un an plus tôt, d’un étudiant homosexuel du Wyoming.
Le « héros » du texte, Larry, lycéen, se voit offrir 500 dollars par un élève de terminale (leader d’une sorte de petit groupuscule nazifiant) pour tuer un autre garçon et, surtout, détruire son carnet personnel ; le job échoit finalement à son copain Pete, lequel lui propose de faire le boulot à deux. Autour de ce fil conducteur se greffent les autres formes de violence que subit ou provoque Larry : une guerre permanente contre une homosexualité naissante et honteuse, un foyer en pleine débâcle (père cancéreux et complètement amorphe, mère alcoolique et dépressive) et, surtout, la relation équivoque qu’il entretient avec son propre son frère de 13 ans (ils se glissent souvent dans le lit l’un de l’autre). Rand, un ami, lui suggère qu’ils frisent l’inceste et l’interdit : Larry le cogne, sans imaginer qu’il mourra peu après. Violence, expérimentation et détermination des sexualités adolescentes, vacuité morale : Dennis Cooper plonge dans l’abyme au bord duquel se tiennent ses teenagers et, en recourant habilement à une narration à la première personne, aborde l’impossibilité de la communication sur ce qu’ils vivent. Elle lui permet aussi de ne pas prendre lui-même parti et de donner à Défaits la forme très cinématographique (les dialogues, souvent décousus, prennent une bonne partie des 180 pages du roman) d’une série d’épisodes quasi-documentaires articulés autour d’une intrigue minimale, encore que non indifférente. La lecture suppose une attention soutenue, la monochromie volontaire du style pouvant lasser, voire rebuter. Placé dans la perspective des précédents livres de Cooper, ce roman claustrophobique prend toutefois toute sa dimension en tant que pièce d’un projet littéraire parmi les plus originaux et précis de notre époque, qu’il scrute d’une manière qu’on ne retrouve pas ailleurs.