Cela aurait tout simplement pu être un autre de ces livres. Un de ces livres sur la défonce, les toxico, les voitures détruites, les bars aux noms terrifiants, qui attendent gueule ouverte ceux qui ne dorment jamais. Cela aurait pu être une de ces expériences sur la folie, le plongeon vertigineux dans la came et l’alcool, un livre lu jusqu’à la nausée sur des zombies comme ceux dont Bret Easton Ellis, ici même chroniqué, a dépeint les mœurs pathétiques et malsaines, mais avec complaisance, voire un certain cynisme. Cela aurait bien pu l’être, n’étaient la délicatesse et l’humanité des perceptions de cet auteur différent qu’est Denis Johnson.
Jesus’ Son est un recueil de onze nouvelles qui, par petites touches ternes, puis colorées, soudain baignées de soleil, et replongées dans la nuit, révèlent la facette d’un personnage jeune et bien amoché qui, dès les premières pages, se retrouve sur une route du Missouri, « trop pété pour rester debout », un duvet dégoulinant sur la tête, et qui sait, en entendant « les gentilles voix de la famille à l’intérieur » que la voiture à bord de laquelle il embarque va droit vers l’accident. C’est ce même personnage qui, quelques pages plus loin, confie aussi qu’il a eu plus de chance que ceux qui ont gâché toute leur vie : « Des gens comme Kid Williams allaient droit au cœur de ceux d’entre nous qui n’avions gâché que quelques années ». Aux dernières pages, c’est lui qui parle encore, tenant le Bulletin de Beverly Home, un hospice où l’on garde à l’abris des regards des personnes aux « impossibles difformités » : « Je n’avais jamais soupçonné, jamais même imaginé ne serait-ce que le temps d’un battement de cœur, qu’il puisse exister un lieu pour des gens tels que nous. » Parle-t-il de lui, de ces êtres difformes, ou de ces gens rencontrés dans des bars qui semblent attendre, « égarés dans une enclave du temps (…), le boulet de la démolisseuse » ? On ne le sait pas. Et c’est là tout le mystère de ce livre.
On ne lira pas Jesus’ Son pour se plonger une fois encore dans la vie des junkies de l’Amérique. On en sortirait déçu. Car finalement, il n’y est question ni de réalisme, ni de précision morbide. Seul compte ici ce qui sauve, quand « l’un de nous (…) se dit qu’il a les bronches remplies de lumière ». Jesus’ Son est en vérité plus lumineux que morbide. On eût aimé qu’un roman entier se greffe sur ce simple énoncé.
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