C’est la petite perle du moment, le petit objet pop dont les amateurs de littérature déviante se chuchotent le titre avec fébrilité. Déchirés part d’une idée géniale : alors qu’une épidémie foudroyante décime en quelques jours la quasi-totalité de l’humanité, transformant ceux qui se réveillent en ce qu’il est convenu d’appeler des « zombies » (ils claudiquent, mordent, meurent par la tête, tout est là), les rarissimes survivants (on en croise une petite dizaine en tout) ont un point commun : ils sont accros à la meth. Il apparaît alors que se doper régulièrement est la seule façon d’échapper à la mort et à la zombification, et nos héros n’auront dès lors qu’une seule hantise : manquer de drogue. Autant dire que ce survival d’un drôle de genre est chargé en métaphores piquantes, et transpire l’ironie.
Les derniers humains vivants sont ainsi les perdants d’hier, les inactifs, les parasites, les laissés-pour-compte. L’instrument de leur chute est aussi celui de leur salut, et même du salut collectif. Ces incapables, faibles, dénués de volonté, portent le flambeau de l’humanité dans un monde de mort, eux qui l’ont déjà frôlée à plusieurs reprises. C’est à la fois drôle et désespéré, car quand bien même ces derniers humains seraient capables de s’organiser (et ils ont du mal), ils n’auraient pas d’avenir : impossible de se reproduire quand les deux parents sont défoncés du soir au matin, et que la survie à l’épidémie impliquerait de droguer l’enfant dès la naissance. De toute façon, tout est fini : il n’y a pas de futur, seule une contingence idiote, un hasard chimique sans signification, a permis à ces quelques paumés de s’offrir un sursis.
Le roman suit cette dernière semaine de l’humanité à travers les yeux de Chase Daniels, toxicomane de longue date malgré ses vingt-cinq printemps, qui puise dans ses vagues ressources, sa bonne volonté et son sens de l’organisation pour faire coexister une poignée de junkies apathiques (dont l’élue de son cœur), alors que tous, sans exception, sont égoïstes, paranoïaques, mythomanes, et lunatiques à cause des injections constantes de drogue. C’est évidemment très drôle, mais Peter Stenson fait aussi affleurer une certaine émotion, une tendresse pour ses personnages de ratés confrontés à l’ingérable, qui se battent avec des problèmes sans solutions : s’ils sont « déchirés », c’est autant par la meth que par leurs pulsions contradictoires, les forces antagonistes qui leur demandent de rester en vie en se tuant à petit feu, de maintenir la vie par la mort au milieu des morts-vivants. Génial dans son concept, son ton, sa maîtrise, ce roman très court a toutes les apparences du futur culte.