Deborah Eisenberg s’inscrit dans la longue tradition de ces nouvellistes new-yorkais au style piquant dont le travail paraît régulièrement en magazine (New Yorker en tête) et dont le regard acéré brosse avec acidité la vie de leurs concitoyens, usés par les destinées professionnelles qu’ils se sont choisies. Adultes dévorés par l’ambition, étudiants en recherche de grandeur, hommes et femmes terrassés par une faillite ou une énième rupture : il y a du Salinger, et un peu de l’esprit du Brat Pack (le groupe de Bret Easton Ellis et consorts dans les années 1980) dans le travail de Deborah Eisenberg, avec ce quelque chose de plus bourgeois et rangé qui fait d’elle la chroniqueuse avide du quotidien intime des nantis de Manhattan – le parfait écrivain du New Yorker en somme, ce qui peut être pris comme un compliment ou comme un défaut selon qu’on pense aux auteurs que ce magazine publie ou à ceux qu’il ne publie pas.
Choix judicieux, donc, à première vue au moins, de la part de L’Olivier, que de publier ce troisième recueil (les deux premiers l’ont été chez Le Promeneur / Gallimard dans les années 1990), puisqu’on suit ici l’auteur au-delà d’une limite symbolique pour tout écrivain new-yorkais, celle des événements du 11-Septembre. La première nouvelle, qui donne son titre au recueil, choisit ainsi d’ausculter, à l’aune de ses effets (ou absence d’effet), le choc du 11-Septembre sur une galerie de personnages plus ou moins vains, comme seul Manhattan peut en produire. « Certes, qui sait où Russell était ce jour-là ? Qui sait où il avait bien pu passer cette matinée de septembre radieuse, calme et d’un bleu parfait, quand eux étaient ici, à prendre le café sur la terrasse, et qu’ils avaient levé les yeux sur le vacarme irritant d’un avion qui volait trop bas ? Pourquoi exigeraient-ils de Russell – maintenant, presque trois ans plus tard – qu’il s’imagine ce moment précis où dehors, sur cette terrasse, Lyle avait renversé sa tasse et lâché un “oh merde“, où il y avait eu un éclair, une déchirure, et où le ciel sans nuage s’était embrasé ? ».
L’approche désincarnée de ces nouvelles a un parfum de fin du monde – de « fin d’un monde », en vérité – et c’est l’un des mérites de ce recueil que d’adopter le ton juste lorsqu’il s’agit de suivre à la trace les trajectoires désaxées d’individus obsédés par la vélocité d’un temps, lequel, catastrophe ou pas, ne s’arrête plus. C’est le thème majeur de l’ouvrage et de toute l’œuvre de son auteur. Malheureusement pour Eisenberg, pour ses super-héros et pour ses lecteurs, il faut dire ici, une nouvelle fois, la frustration ressentie à la lecture d’une traduction (signée Madeleine Nasalik) souffrant de réelles approximations. Certaines images ne passent tout simplement pas : « L’après midi sur l’autoroute, filant à toute allure parmi les reflets sur le pare-brise (sic), les ombres des échangeurs – on se serait cru plongés sous l’eau. Matin, soir, d’une rive à l’autre, votre corps en est la passerelle » (de quoi ?). Ailleurs, on est dans l’incorrection pure : « Mais si peu (pour peu ?) qu’en voiture nous longions un marché local (…), Oliver réclamait de jouer avec les enfants. » Les textes d’Eisenberg ont une espièglerie particulière, ce ton forgé au format magazine qui force le lecteur à s’attacher, presque malgré lui, à la manière dont chaque phrase appelle celle qui lui succède. Là où, sous des préoccupations en apparence futiles, sa prose est d’une grande finesse psychologique, là où ses portraits savent capturer en peu de mots les vanités de ces existences contrefaites, là où les dialogues sont en anglais de véritables teasers qui provoquent toujours l’intelligence du lecteur, on est gagné ici par le sentiment que l’édition française de ce Crépuscule des super-héros est une copie plate et éventée d’un original pétillant à souhait. Il est certes essentiel que nous parviennent d’outre-Atlantique des auteurs comme Deborah Eisenberg, mais ne serait-il pas préférable encore qu’on nous les livre avec la même rigueur que celle que le New Yorker apporte quand ce magazine décide de publier the next big thing ?