Rééditions chics, contemporains étonnants, traductions inattendues : depuis dix ans, l’Arbre Vengeur invente un catalogue impeccable et impose ses petits formats colorés. A l’occasion du 100e livre de la maison, entretien avec l’un des deux tauliers, David Vincent.
Chronic’art : Comment sont nées les éditions de l’Arbre Vengeur ? Et d’où vient ce nom ?
David Vincent : L’Arbre vengeur est né d’une insolite rencontre au cœur de la forêt landaise pendant une inoubliable tempête qui nous donna le sentiment, alors que nous fantasmions sur la création d’une maison d’édition qui réunirait les goûts de deux tempéraments différents, que les arbres semblaient se venger du sort que leur réservaient les hommes, et notamment ces montagnes de mauvais livres qui ne finissent pas tous au pilon qu’ils mériteraient.
Comment décrire votre catalogue et « l’esprit » de la maison ?
A force d’en parler nous avons presque des slogans qui ont le défaut de manquer de nuances : insolent parce que la littérature se doit d’être irrespectueuse y compris avec la postérité ; vif parce que les morts sont souvent bien plus vivants que de squelettiques contemporains ; soucieux d’un style qui ne doit pas être un luxe mais une nécessité ; décidé à ne pas enrober les livres d’une couverture qui les congèlerait dans une défroque patrimoniale ; sylvestre pour ne pas oublier nos racines…
Au départ, aviez-vous une idée précise de ce que vous vouliez éditer ?
Nous ne souhaitions pas nous cantonner à de la réédition, tout en nous appuyant sur cet exercice de redécouverte pour apprendre ce métier qui n’en sera jamais un pour nous. Nous avons commencé assez « âgés » pour connaître nos goûts, en apprécier les limites et savoir vers quelles contrées nous nous dirigerions : les fins-de-siècle chers à Hubert Juin, notre maître, l’humour noir, l’excès voire le vindicatif, le refus du psychologisme et du convenu voire du convenable, la fiction « éclairée ». Avec des auteurs tutélaires pour marquer notre territoire et nous rappeler à l’ordre le cas échéant.
Pensiez-vous tenir 11 ans et publier 100 livres ?
A vrai dire, atteindre 100 livres nous paraissait un bel horizon, tenir onze ans une gageure car un duo doit résister au temps et aux tentations. Mais nous avions dès le départ des petits techniques et de simples principes nous permettant d’entretenir une amitié sans la fracasser sur le réel de besognes parfois peu exaltantes.
L’aspect « chef d’entreprise » vous plaît-il ?
L’argent gagné n’a jamais servi à nous enrichir (pour le moins) puisque il s’agit pour nous d’un loisir qui essaie de conjuguer plaisir et durée. Chaque gain a toujours été réinvesti dans l’association (pendant dix ans) puis dans la société (désormais) où la notion entrepreneuriale est plutôt évanescente. Une économie singulière qui permet de mieux défier le futur pour lequel nous espérons la barque la plus maniable possible. Mais c’est vrai que parfois on rame sec…
Aviez-vous en tête des exemples de collections dont vous vouliez vous inspirer, en France ou à l’étranger ?
Nous apprécions le travail d’éditeurs comme Jean-Paul Archie par exemple, sans nous sentir prisonniers d’un modèle. Je n’ai pas le souvenir que nous ayons dit : « Ce serait bien de faire comme eux ». En Italie, nous avons découvert l’excellente maison Sellerio après notre naissance.
Comment découvrez-vous les livres que vous publiez ?
Baigner dans les livres du matin au soir rend « poreux » : un auteur mène toujours à un autre, une rencontre tisse un lien, un catalogue réserve des surprises, c’est une sarabande sans fin et qui donne le tournis tant on a l’impression que les sentiers à découvrir sont innombrables.
Il faut donc faire des choix…
En effet, notre problème réside en partie dans le choix et les priorités : comment équilibrer le catalogue, ne pas renoncer à des projets dont on sait à l’avance qu’ils seront (gravement) déficitaires. Et nous nous appuyons sur des directeurs de collection qui sont des amis jouissant d’une belle liberté pour aller pêcher en eaux profondes ou lointaines : Lise Chapuis, Robert Amutio, Eric Dussert et désormais Frédéric Saenen qui a imaginé pour nous une collection belge, c’est dire si nous n’avons peur de rien.
Vous avez commencé surtout par des rééditions et des traductions, mais aujourd’hui vous publiez de plus en plus d’inédits d’auteurs français contemporains…
Nous resterons toujours sur cet équilibre entre redécouvertes et inédits : c’est pour nous la plus stimulante des positions car nous croyons fermement que des auteurs de siècles passés ont parfois bien plus à nous dire, en terme de modernité et d’universalité, que des contemporains dont on peut, pour beaucoup, regretter la vue basse et la relative méconnaissance de leurs prédécesseurs. Si nous ne trouvons pas de contemporains pendant un an parce qu’aucun ne nous a paru assez impressionnant pour le lancer dans la mare aux crocodiles, nous nous en passerons. La soif de nouveautés est une maladie de l’édition. Certains livres introuvables ayant moins de vingt ou trente ans mériteraient d’être réédités : ils n’ont pas le vernis de ces auteurs d’après-guerre tellement à la mode chez les nostalgiques, mais ils sont prêts à affronter le temps.
Vous envoie-t-on beaucoup de manuscrits inédits ?
C’est notre talon d’Achille : le manque de temps pour nous y consacrer car les envois sont nombreux et nous laissons filer de bons titres par négligence coupable. Et des auteurs déjà installés se manifestent de plus en plus souvent.
Votre 100e livre est un hommage au fantastique par un éminent spécialiste, Didier Barrière (Aux abords du fantastique – cf. Le prochain numéro de Chro, en kiosque à la mi-mai). Quelle place le fantastique tient-il dans votre catalogue ?
Les mauvais genres ont pour nous tous les attraits, même s’ils sont de moins en moins exclus du paysage ou relégués dans les marges. Le fantastique a mauvaise presse chez les lecteurs paresseux et inquiets qui en négligent la prééminence et la permanence, qui refusent d’admettre que le fantastique seul atteint des régions que la plus subtile des psychologies n’effleure pas. C’est ce que Didier Barrière revendique dans son livre, qui nous a beaucoup impressionnés en prouvant que ce genre n’est pas marqué par le temps et qu’au contraire il résiste bien mieux.
On dit souvent que c’est un genre lié au XIXe siècle, un peu anachronique…
La terreur, l’inquiétante étrangeté changent de formes au long des siècles mais manifestent toujours leur puissance et leur capacité à troubler. Il y aura donc toujours une part de fantastique dans notre catalogue, qui souhaite aussi illustrer cette vision de la littérature. Le réalisme, très peu pour nous, ou alors s’il est magnifié par la plume hallucinée d’un Emmanuel Bove.
Depuis le début, le format et la maquette n’ont pas changé : compact, coloré, à la fois chic et assez joyeux…
Nous souhaitions avant toute chose échapper au profil de l’éditeur à l’ancienne qui, parce qu’il édite un texte du passé, se sent obligé de lui coller une vignette rétro avec une couverture en « joli papier » qui flatte les doigts et les yeux mais nie la possible modernité de ce qu’il enrobe. Rien de plus pénible pour nous que cette pseudo-bibliophilie qui prend le maniéré pour du raffinement, l’acharnement de l’éditeur à montrer qu’il a du talent (dans le paratexte et la maquette, gadgétisés et boursouflés) masque son incertitude et un narcissisme qui devrait être l’apanage des seuls auteurs. Nous ne faisons pas dans le décalé (s’il y a lieu d’ailleurs) pour le plaisir de surprendre mais dans l’espoir de susciter un léger éclat. Faire appel à des illustrateurs d’un autre genre (la BD, par exemple) c’est aussi revendiquer qu’un livre ne convient pas qu’à un seul public. Jouer sur les couleurs en gardant le même format, c’est relier entre eux des auteurs à la fraternité improbable, qui constituent un ensemble faussement hétéroclite.
Question impossible : quels sont ceux de vos livres que vous êtes le plus heureux d’avoir édités ?
Voulez-vous nous fâcher avec les uns et les autres ? Déjà que nous avons des tempéraments irascibles… On sort le joker…
Quels sont les auteurs que vous rêveriez de publier ?
Nous avons déjà eu la joie d’éditer Jean-Marc Aubert, Eric Chevillard, Marie NDiaye, Jean-Yves Cendrey, Bruce Bégout ou Marc Petit, et il y a quelques contemporains que nous aimerions accueillir : Franz Bartelt, Claro, Alain Fleischer, Patrice Delbourg, Yves Ravey, Frédéric Roux, Régis Jauffret, Pierre Senges, Noëlle Revaz, j’en oublie et d’évidents. Pour les étrangers, ce serait un peu long, en ce moment nous sommes dans notre période Javier Tomeo, notre tropisme nous pousse vers l’Est, les Hispaniques et les Italiens. Quant aux Anciens, nous avons déjà eu la joie ineffable de voir certains de nos vœux exaucés par d’autres éditeurs attentifs, mais nous ne manquons pas d’idées.