Dans sa Chronique japonaise, publiée en 1989, l’écrivain suisse Nicolas Bouvier, qui est un peu l’équivalent en langue française de ce que fut Bruce Chatwin pour les anglo-saxons, consacre un chapitre entier, intitulé « Yuji parle, ou une leçon de rien », à la vie d’un Japonais rencontré lors de sa première visite au Japon dans les années 1950. Cette chronique, courageuse tant il est malaisé pour un Occidental de comprendre la manière dont les Japonais pensent leurs souffrances ou leurs revers de fortune (Bouvier le reconnaît lui-même), s’inspire du témoignage d’un homme qui, en août 1945, partit chercher les cendres de sa mère morte à Hiroshima, quelques jours après l’explosion de la bombe. Les cinq pages du récit de Bouvier résument en quelques paragraphes le destin tragique de tout un peuple, et l’on peinerait à y trouver une ligne de trop, un mot de travers, une idée qui relève du lieu commun ou de la facilité. « Yuji parle, ou une leçon de rien » est un livre dans le livre, minuscule certes, mais qui parvient à communiquer, sans effet, toute la compassion nécessaire pour comprendre ce que peut être une vie après la défaite et vers quelles extrêmes l’existence peut emmener un homme dans un pays vaincu.
Par contraste, c’est peu de dire que dans ce premier volume d’un cycle de trois romans sur le Japon de l’après-guerre, David Peace, qui n’a sans doute pas l’expérience des voyages qu’avait Bouvier mais qui vit tout de même à Tokyo depuis plusieurs années, nous inflige l’inverse de ce que « Yuji parle… » nous apprenait avec rigueur et simplicité. Tokyo année zéro est un roman policier qui erre et enfile les poncifs sur le Japon anéanti par la bombe. Certes, il pourra paraître déloyal de comparer les écrits d’un écrivain voyageur à celui d’un écrivain de polars ; mais le roman policier, on le sait, n’est plus un genre marginal – il a acquis ses lettres de noblesses et porte désormais (ou a décidé d’assumer) des responsabilités en s’inscrivant dans le champ de la critique sociale et historique. Comme d’autres écrivains de polars, David Peace ne s’écarte pas de cette approche puisqu’il affirme avoir voulu « écrire l’histoire du point de vue des perdants ». Etant lui-même anglais, donc du côté des « gagnants », il faut lui reconnaître une certaine audace. Mais en s’attachant comme il le fait à décrire ce contexte si particulier qu’est le Japon de l’après-guerre au moyen d’un style sec et plutôt déroutant (utilisation du japonais, répétitions, italiques), il prends aussi des risques.
David Peace s’est fait connaître avec sa tétralogie sur le « tueur du Yorkshire ». Cette affaire particulièrement horrible (le Yorkshire Ripper, comme il était nommé, tua pas moins de treize femmes entre 1975 et 1980) l’a hanté dès son plus jeune âge : Peace croyait que son père était le tueur et que sa mère allait être la prochaine sur la liste des victimes. Cette série de crimes semble avoir été, du moins en partie, à l’origine de sa vocation de romancier. Avec Tokyo année zéro, il bouleverse la géographie à laquelle il est habitué et se déplace à Tokyo au cours des premières années de l’occupation américaine. Son flic, l’inspecteur Minami, est un loser qui enquête sur la mort d’une jeune fille violée dans les décombres d’une ville suante et gangrenée, en août 1946. Tout comme le reste de l’administration et de l’armée, la police japonaise est sans moyens, discréditée et concurrencée par la pègre qui fait régner la loi dans les quartiers où les « étrangers » (les Formosans, les Coréens, etc.) cherchent à s’installer et sont vus comme des profiteurs. La ville est détruite, il fait chaud, chacun s’adonne à ses petites combines personnelles (Minami trompe sa femme et troque des somnifères contre des informations sur ses collègues) tout en s’efforçant de faire son travail dans une apparente dignité. Les répétitions utilisées par l’auteur suggèrent entre autres que dans l’adversité, le Japonais se répète furieusement les choses jusqu’à les accepter, ou comme un moyen de ne plus ressentir la douleur. Du grand chef au sous-fifre, tout le monde trouve l’occupation humiliante. Minami, lui, sait que dans l’affaire dont il a été chargé il y a anguille sous roche, mais son enquête piétine. Bientôt, il retrouve l’un de ses collègues cloué sur une porte flottant dans la rivière. Les choses, en somme, ne se passent pas très bien.
Le problème du livre n’est pas dans cette atmosphère confinée et claustrophobe, plutôt bien recréée par David Peace. Ce genre d’ambiance est après tout la marque d’autres grands auteurs de romans noirs, comme James Ellroy, dont Peace revendique d’ailleurs l’influence. Il est aussi possible que le traducteur, Daniel Lemoine, ait échoué à rendre le staccato du phrasé anglais, cette sorte de pétarade enfantine qui semble fonctionner en version originale, là ou le français supporte mal la répétition. Mais au final, ce qui ennuie surtout dans Tokyo année zéro, c’est la manière que l’écriture de Peace (ces phrases sèches bardées de bribes de monologue intérieur) a d’effacer ce qu’il reste de relief à une histoire piétinante. Quand Minami vomit dans les toilettes du commissariat, l’action est décrite quatre fois et presque à l’identique. Quand l’inspecteur se gratte, le bruit des ongles sur la peau en japonais, « gari gari », est imprimé vingt fois. L’hommage que Peace semble vouloir rendre à la résilience légendaire du peuple japonais ressemble au mieux à une opération d’auto persuasion, au pire à de la complaisance. Tout étranger ayant vécu au Japon sait combien il est difficile de comprendre la mentalité japonaise, combien les visages, la langue, la culture à la fois millénaire et moderne ont le pouvoir de dérouter. Mais même dissimulés dans un décor historique poignant, les raccourcis de David Peace, loin de nous aider à le déchiffrer, donnent à son livre, par endroits, des airs de caricature. Au lieu de glisser à la surface des visages et des dialogues, il nous donnera peut-être, dans les prochains épisodes de sa trilogie, les clefs de cet univers qu’il ambitionne de reconstruire. Comme le Yuji de Nicolas Bouvier, son personnage, l’inspecteur Minami, est un héros japonais de tous les jours qui mérite mieux que le livre haché et bavard que son auteur lui consacre.