Collection de faits édifiants ou bizarres, succession de futilités, grande oeuvre narcissique à l’envers, projet intertextuel resserré et essentiel : ceux qui connaissent déjà l’oeuvre de David Markson, et particulièrement le volet inauguré il y a vingt ans avec La Maîtresse de Wittgenstein (son seul autre ouvrage traduit en France avec le policier Epitaphe pour une garce), savent combien la forme qu’il choisit pour composer ses livres peut être, d’une page à l’autre (parfois d’une ligne à l’autre) toutes ces choses à la fois. Saluons la constance de la collection « Lot 49 » qui poursuit son travail de réhabilitation d’un pan de la fiction américaine des trente dernières années à un rythme soutenu avec cette traduction d’un des auteurs américains vivants les moins conventionnels. Que l’on aime ou pas, la lecture d’un livre de Markson laisse rarement indifférent ; c’est une expérience unique qui mérite de toute façon d’être faite.
Markson définit lui-même son travail comme un « amas d’anecdotes artistiques » qui se rapproche du « collage » et de « l’assemblage ». Dans les premières pages d’Arrêter d’écrire, juste après l’entrée signalant que « Madame Butterfly se passe à Nagasaki », il cite un télégramme envoyé par le peintre américain Robert Rauschenberg à une galerie parisienne : « C’est un portrait d’Iris Clert si je le dis », dit le message, maxime qui pourrait très bien figurer en exergue de ce livre. Pour des raisons peu compréhensibles, le titre original, This is not a novel, a été traduit par Arrêter d’écrire. « Ceci n’est pas un roman », se justifiait pourtant d’autant mieux que le célèbre tableau de René Magritte, Ceci n’est pas une pipe, auquel le titre fait explicitement référence, faisait partie des vingt-deux canevas présentés par l’artiste lors de sa première exposition solo à New York, en 1936… Mais il aura fallu une fois encore sacrifier le titre de ce livre réputé difficile pour lui tailler une visibilité au milieu des brouettes de lectures automnales.
Ce livre n’est donc pas un roman, tout en étant quand même un roman désincarné, recueil d’anecdotes ou de « factoïdes », comme l’écrit Justin Taylor dans Bookslut, un webmagazine littéraire très en vogue aux Etats-Unis. Des anecdotes, Markson en connaît des tonnes. Conrad (comme tant d’autres) « est mort d’une crise cardiaque », et Malraux « d’un caillot dans le poumon ». Thomas Hardy « maltraitait ses serviteurs », et « Fulke Greville fut assassiné » par un domestique mécontent d’avoir été mal traité. On interrompt parfois sa lecture : qui peut bien être Fulke Greville ? Là n’est pas la question (en cherchant sur Google, on apprend que Greville est un poète anglais de la Renaissance) et « Ecrivain » (le narrateur, alter ego de Markson) n’a pas l’intention de nous le dire. La partition qu’il joue est libre, élitiste, « n’exigeant de corroboration de personne ». Par endroits, on croit apercevoir un schéma, un plan, un récit. Markson épingle par exemple l’antisémitisme de Yeats et celui, plus odieux encore, de Saint Augustin, et de dizaines d’autres. Mais tout cela ne fait pas un récit, encore moins un roman. On a donc fait fausse piste : » Ecrivain » nous disait cela comme ça, juste pour voir. Après, semble-t-il dire, faites-en ce que vous voulez !
Les saillies d' »Ecrivain » sont parfois édifiantes, souvent obscures, à la limite de l’abscons ou du potin le plus insignifiant. Les œuvres d’artistes, petits et grands, célèbres ou oubliés, et qu' »Ecrivain » aime ou déteste, défilent avec régularité sur la page, entrevues par le petit bout de la lorgnette biographique. Qu’un critique descende l’Ulysse de Joyce, et « Ecrivain » le descend à son tour d’une remarque glaciale. A l’opposé, la prose de Nabokov (sur le dos duquel Markson casse du sucre dès qu’il peut) est « souvent plate », et la somme totale de son travail « inintéressante ». A propos de Stephen Crane, « Ecrivain » pose la question : « S’il avait vécu quarante ans de plus, à quel point la hiérarchie des lettres américaines serait-elle différente ? ». Tant pis pour ceux qui ignorent tout de Stephen Crane.
On peut parier que nombreux seront les lecteurs que l’entreprise ennuiera. La posture de Markson est celle d’un amoureux des lettres qui ne partage qu’avec ceux qui le suivent au bout de ses humeurs. Doté d’un humour pince-sans-rire, il dispose d’un certain talent pour se faire des ennemis. Mais il arrive parfois, au coeur de sa « syntaxe interconnective cryptée », que les choses, contrairement à son souhait, paraissent justement un peu trop évidentes. Le mystère, la maîtrise et la grâce qui transparaissaient dans La Maîtresse de Wittgenstein, composition fabuleuse où l’histoire persistait bien au-delà de son désossage, toutes ces qualités-là sont ici moins évidentes, et l’on ne saurait trop recommander la lecture du premier pour comprendre le second. Au lieu de s’éloigner des tics qui ont fait de lui l’un des tout derniers piliers de l’avant-garde postmoderne américaine depuis la mort de son ami Gilbert Sorrentino, Markson, à 80 ans, cherche à approcher au plus près du coeur de son propre système, l’intime noyau de ses obsessions. Comme il l’explique dans ce livre fugueur, « Ecrivain » a publié en son temps des romans « traditionnels » avec une intrigue, des personnages, un début et une fin. Mais « Ecrivain » en a fini avec tout ça. Il ne veut plus en entendre parler et a peur de mourir, lui à qui reste malgré tout le courage d’écrire un livre de plus pour dire adieu à la littérature.