David Baddiel passe aux choses sérieuses. Après avoir exploré le terrain de la comédie (Au lit !, L’Amour, si ça veut dire quelque chose), il s’attaque à un épisode peu glorieux de l’histoire anglaise : l’enfermement dans des baraquements sur l’île de Man de 30 000 Juifs (et quelques nazis), parqués comme en quarantaine pour des motifs de sécurité intérieure. On n’attendait pas Baddiel sur ce registre, très éloigné de ce qu’il a fait jusque là, et le résultat laisse le sentiment mitigé d’un livre inabouti, qui peine à trouver son équilibre entre regard historique et intrigue à proprement parler. Il faut dire que le sujet se prête plus difficilement que d’autres à l’humour, qui n’est pas absent pour autant : certaines scènes sont irrésistibles de burlesque, mais s’inscrivent difficilement dans l’ensemble, très froid, très intellectualisé, avec des personnages incapables de sortir d’un cadre historico politique figé et de prendre vie.
Le récit se construit selon deux approches. La première : l’histoire privée. Un couple (Isaac, Juif allemand et Lulu, allemande), leur départ pour l’Angleterre, leur installation à Cambridge et l’internement d’Isaac, potentiellement dangereux à double titre selon les autorités parce qu’allemand et communiste. Lulu reste libre avec leur petite fille en bas âge, dont nul ne sait que faire dans un camp. Le couple correspond pendant plusieurs mois, tente de survivre tant bien que mal dans un pays où s’institutionnalise insidieusement un antisémitisme réactionnaire. Comme les choses ne sont jamais simples, la tentation surgit : pour Lulu, ce sera sous les traits de Douglas Lean, qui se dit prêt à lui écrire une lettre témoignant de la bonne conduite d’Isaac, ce qui lui permettrait peut-être de sortir du camp. Mais il attend en échange des faveurs que la jeune femme n’est pas prête à donner. Malgré l’envie : ce Douglas correspond tellement à ce profil aryen auquel sa famille la destinait… Pour Isaac, il faudra attendre l’arrivée dans le camp de June Murray, traductrice au Ministère de l’information, intriguée par ce qu’elle lit dans ses rapports, et qui s’est arrangée pour venir enquêter et recueillir des témoignages auprès des internés, les seuls à pouvoir raconter ce qui se passe en Allemagne. La guerre finira, Lulu et Isaac se retrouveront, sans que la parenthèse de ces mois de séparations puisse vraiment se refermer.
Deuxième approche : le regard sur le fait historique, une description de la vie dans ces camps de l’île de Man, où on est mis à l’écart, loin de la population, pour prévenir tout danger. Le commentaire de Baddiel est particulièrement intéressant quand il évoque la façon dont la presse anglaise relaie l’évènement auprès du public, ce qui permet de jauger sans équivoque de cet antisémitisme dont tous se défendent par ailleurs. L’effet est frappant ; difficile de ne pas faire le parallèle avec l’enfermement dans les camps de la mort qui se met en place au même moment et dont nul ne sait rien à l’époque ; ce lien crée un jeu de miroir particulièrement claustrophobique.
Dans tout cela, peu de sentiments ; les deux histoires s’accordent mal, traînent en longueur. On ne retrouve pas la verve de Baddiel, qui ne s’approprie guère son sujet. L’angle choisi est ambigu : doit-on s’arrêter sur la petite ou sur la grande histoire ? Ajouter à ça qu’on ne croit pas aux intrigues amoureuses : June, portée par ses idéaux, manque de consistance, Isaac est vite rigide, Lulu sans caractère. Au milieu de tout ça, quelques passages très réussis : l’introduction à Königsberg par exemple, la ville aux sept ponts, avec ce rabbin, père d’Isaac, qui se vide de ses péchés lors de sa promenade hebdomadaire, confronté à la montée croissante et rapide des dangers autour de lui et de sa communauté. Deux nazillons dévoués l’empêcheront de traverser son dernier pont, « formellement interdit aux juifs ». Cette figure du père, brouillé avec un fils qui vient d’épouser une catholique, est la figure la plus marquante du roman ; mais on ne le revoit plus ensuite, sinon dans les souvenirs d’Isaac.
Une gêne, pour finir. La révélation du dernier chapitre est celle du mensonge d’Isaac. A 75 ans, en visite à Auschwitz, il relit un témoignage qu’il a donné, 60 ans plus tôt, à une June en quête de certitudes. Il y racontait des atrocités commises en Allemagne qu’il n’avait ni vues, ni vécues personnellement. Un gage d’amour ? Peut-être, mais un mensonge quand même. La notion même de témoignage historique, de fiabilité des témoins, d’objectivité de la parole est remise en cause. Peut-on falsifier le réel sans savoir, même si la fin semble en justifier les moyens -et elle n’est dans le roman, que la satisfaction personnelle de la conclusion d’une amourette vite montée en épingle ? La question est posée.