David Albahari est né en 1948 à Pec, dans une Yougoslavie encore unie. Il y est devenu écrivain et traducteur (il a notamment traduit des oeuvres de Bellow, Singer, Pynchon et Nabokov). Serbe et juif, il a beaucoup écrit sur la question fondamentale de l’identité. Après avoir participé à un programme d’échange en Iowa en 86, il franchit le cap et quitte sa vieille Europe déchirée : depuis 1994, c’est à Calgary qu’il réside, définitivement expatrié de son pays disparu. Ses textes, ceux d’avant comme ceux d’après le départ, sont toujours empreints des traces de son histoire, à mi chemin entre roman et autobiographie, avec des cicatrices toujours perceptibles. Il suffit de rappeler la trame de L’Homme de neige, son précédent roman : le récit d’un écrivain serbe en visite à Calgary, dans le cadre d’un programme d’échanges et de conférences… Avec Globe-trotter, on reste dans une perspective similaire, à un détail près : le narrateur n’est plus un visiteur du vieux continent mais un homme de la plaine, comme il se plaît lui-même à le dire, canadien, peintre, travaillant sur un campus à Banff. Un campus qui va accueillir un certain Daniel Atias, juif belgradois en visite pour une série de conférences… On ne raconte jamais si bien que ce qu’on connaît.
Comme dans L’Homme de neige, donc, Albahari tire une bonne part de son inspiration de la vie des campus nord-américains, un monde universitaire souvent retranscrit, décrit et décrié par d’autres, et qu’il place au cœur de son travail. On y trouve pêle-mêle les figures classiques du microcosme intello : directeurs de départements, soirées mondaines, échanges affectés entre professeurs, communications restreintes au minimum ou marquées d’un ineffable sceau d’hypocrisie. Et puis l’autre sentiment fort : l’attrait pour l’autre, l’étranger, l’extérieur. La crainte, aussi. La provocation. On retrouve dans ce nouveau livre de nombreux passages sur l’idée de culpabilité d’un peuple, la mise en parallèle de conflits rapportés à la seconde guerre mondiale et au nazisme, idéologie contre idéologie. Comme pour renforcer la densité du texte, son aspect parfois opaque, Albahari écrit d’un seul tenant : un seul paragraphe, sans la moindre coupure sur plus de 200 pages. Juste le temps d’assister à une lente transformation.
Car si notre peintre-narrateur est au départ fasciné par le visage de ce Daniel Atias, qu’il dessine encore et encore dans le silence de son atelier, il se rend vite compte qu’il ne peut échapper à l’histoire qui accompagne ce visiteur singulier, lui aussi homme des plaines. Découvrant dans le musée de la ville la signature ancienne d’un certain Ivan Matulic, globe-trotter passé à Banff dans les années 1920, ils basculent ensemble dans un nouveau pan du récit, et la machine s’emballe. Le petit fils d’Ivan Matulic, né à Calgary, vit toujours à côté, et, sur invitation, vient rejoindre notre duo. A partir de ce moment, l’ancien monde revient au premier plan. Matulic en porte les traces à travers ce qu’on lui en a raconté et grâce à un voyage qu’il a effectué en ex-Yougoslavie, sur les traces de son passé. Atias, lui, est marqué par le poids d’une histoire subie, témoin et vestige d’un monde disparu. Et quand les trois hommes se mettent en marche pour une dernière excursion sur un sommet voisin, à la veille du départ d’Atias, c’est tout ce passif de l’histoire, individuelle et collective, qui se met en marche avec eux et les accompagne, jusqu’au bout.
Long, dense, parfois ironique mais sans parvenir à trouver le ton juste, Globe-trotter laisse une impression mitigée. Des bribes de récit, très bien vues, témoignent parfois à la perfection d’une atmosphère, d’un sentiment, tout en restant anecdotiques, noyées dans la masse. On y trouve ce qui caractérise souvent les écrivains d’Europe centrale : un sens certain de l’absurde, du sens de l’Histoire, de la destinée. On sent le malaise, au fond de l’œuvre, sans parvenir à le pénétrer parfaitement, ni à se sentir véritablement concerné. Comme si le texte d’Albahari n’était qu’un négatif à demi effacé, vestige des souvenirs d’un monde évanoui, trop indigeste pour marquer.