Parmi tous les héritiers littéraires du grand Fante, son propre fils Dan n’est sans doute pas le moins talentueux : partageant avec lui les mêmes traits marqués, un incorrigible penchant pour la bouteille, une biographie en dents de scie et le goût de l’écriture, ce Californien dans l’âme pousse le mimétisme familial jusqu’à nourrir à son tour son œuvre d’autobiographie en s’inventant un alter ego fictionnel nommé Bruno Dante, rejeton du célèbre Jonathan Dante, dont cet irrésistible troisième roman raconte les nouvelles aventures. Si John Fante a trouvé dans les souvenirs de ses jeunes années la matière de l’inoubliable quatuor de Bandini, c’est dans ceux de son parcours transcontinental d’adulte instable que puise son fils pour imaginer (ou, plus vraisemblablement, pour romancer une réalité arrondie dans les angles) l’existence turbulente de son héros intempérant : ses vingt-deux ans d’excès personnels en tout genre et d’expédients parfois loufoques suffiraient d’ailleurs probablement à fournir la matière première de dix ou douze romans du niveau de celui-là. Après avoir plaqué ses études à l’âge de vingt ans, Dan Fante a effectivement taillé la route pour quelque temps avant de finalement s’échouer à New York, sur les rives de l’autre océan ; suivront deux décennies d’une vie de bohème qui le mène d’appartements crasseux en jobs de la dernière chance (on le connaîtra successivement colporteur, laveur de carreaux, chauffeur de taxis, détective privé ou gardien de nuit), épicée d’un peu de poésie et d’énormément d’alcool. C’est en soufflant sa quarante-deuxième bougie qu’il décide finalement que l’heure de la rédemption a sonné : Dan Fante jette son whiskey, se coupe les cheveux, s’assied devant une machine à écrire et pond un admirable roman intitulé Les anges n’ont rien dans les poches, premier épisode des tribulations de Bruno Dante, un poète en chute libre miné par la boisson que l’écrivain lance sur les routes en compagnie de Rocco, le chien de son père.
C’est cet antihéros incroyablement attachant que l’on retrouve en commençant La Tête hors de l’eau, résident d’un foyer de réadaptation, sobre depuis plusieurs mois déjà et s’ennuyant tellement dans son travail (il vend des aspirateurs au porte à porte) qu’il parvient à s’en faire renvoyer pour absentéisme. Une boîte de vente de fournitures de bureau par téléphone fondée par un ancien alcoolique prendra toutefois le risque de lui offrir une chance, comme elle l’a d’ailleurs fait pour la plantureuse stagiaire irano-mexicaine qui travaille sur le bureau d’à côté : celle-là même qui lui fera à nouveau perdre la tête en le poussant sur la mauvaise pente. Entre bonne volonté caustique et tendance naturelle à l’autodestruction (« toujours ce besoin que j’avais d’infliger de la souffrance et de détruire, d’essayer de causer un maximum de dégâts »), l’incroyable Bruno Dante nous emmène de réunions d’Alcooliques Anonymes en beuveries solitaires, dans une folle cavalcade à travers Los Angeles, berceau familial d’où coule « l’absurde monde onirique » qui inonde depuis 80 ans l’Amérique, cette « nation de jobards ». Pour sortir de l’enfer, il reste l’humour et l’écriture : ça tombe bien, Dan Fante a une forte propension au premier et un réel talent pour la seconde. Marchant la tête haute dans les pas de Bukowski et de Hubert Selby Jr, son idole révérée, il fait de son odyssée sur le fil (bouteille, sexe et marginalité d’un côté ; billets verts, famille et honorabilité retrouvée de l’autre) un petit chef-d’œuvre d’émotion, de drôlerie désabusée et de compassion. Un roman violent et plein de vie, hérédité oblige. Tendrement rock’n’roll.