Soit deux Américains dans un café : Blomberg et Key. Blomberg a besoin de l’aide de son ami. Plus précisément : il a besoin d’argent. Explication : la charmante et non moins capricieuse Noni veut partir au Mexique dès demain avec Gil (son prétendant) et Blomberg lui-même. Key fronce les sourcils et demande à Blomberg de reprendre depuis le début, tout cela à l’air bien compliqué. Blomberg reprend donc. Voilà des années qu’il aime Noni. Certes, il ne lui a jamais déclaré sa flamme, mais qu’importe, ils se sont aimés à leur façon et il ferait n’importe quoi pour elle. Quant à Gil, voilà des années qu’il aime Noni, lui aussi, et il se trouve que Noni a décidé de l’épouser, enfin. Mais où réside le caractère d’urgence, me direz-vous. Noni va mourir. Le cœur… Il faut faire vite, gagner le Mexique (où l’on divorce et où l’on se remarie si vite), épouser Gil (qui ne sait rien) et mourir en paix. L’affaire est invraisemblable, constate Key. Mais il consent néanmoins à financer une partie du voyage. Et voilà Noni, Blomberg et Gil quittant Boston. Le tout commenté du point de vue inquiet du pauvre Blomberg.
Si ce prétexte narratif porte le roman de Conrad Aiken, en fait la tension tragique, il n’en fait toutefois pas toute la matière. Car quelle que soit l’issue du combat, il y aura eu entre-temps une traversée des Etats-Unis. Certes, nous sommes loin de l’ampleur d’Americana ou encore de la Route One – USA de Kramer, mais qu’on se rassure : ça tourne quand même à la chevauchée fantastique. En effet, ce que Blomberg découvre tout au long du trajet (lui, le citadin), c’est un territoire vierge et aride, une terre « suceuse de sang », la misère sur les visages, bref : quelque chose qui avoisine le vide. Ce regard effarouché et burlesque qui s’étonne de ne trouver que sauvagerie et néant spirituel n’est pas sans nous faire sourire ; il nous rappelle, plus profondément, notre propre fascination pour les Etats-Unis qui, avouons-le, n’est pas étrangère à cet envoûtement devant l’espace vacant, effrayant, devant ces visages d’enfants fous. « L’Amérique m’inquiète », écrivait Jean-Paul Dubois.
La « caméra » de Aiken suggère bien ce vague délire qui flotte dans l’âme des Etats-Unis. Un délire qui s’incarne sur la page par les visions de Blomberg, lesquelles réinventent avec poésie et effroi l’Amérique. « L’orage s’approchant avait formé au-dessus de la ville un immense dais rouge sang, sur lequel les lumières électriques ressortaient avec une blancheur insolite. » On n’est jamais très loin de l’hallucination. Il faut dire que Blomberg est dans une situation abracadabrante -il voit Noni décliner, il ignore s’ils atteindront le Mexique et il quitte (dirait-on) la ville pour la première fois. De quoi bouleverser notre homme ! Mais c’est bien par le biais de ce regard (aussi pathétique soit-il) qu’Aiken nous montre une Amérique aux couleurs étranges, d’autant plus inquiétante qu’elle ne se montre jamais vraiment à visage découvert, une Amérique qui, vêtue des visions gentiment timorées d’un citadin mal à l’aise, pourrait bien ressembler à celle que l’on redoute et soupçonne. Au sourire succède un frémissement…