Davantage que le catalogue de l’exposition qui se déroule du 4 avril au 9 juillet 2000 à la Bibliothèque nationale de France, site François-Mitterrand, Utopie – La Quête de la société idéale en Occident est certainement l’un des ouvrages les plus complets sur l’idée d’utopie en Occident. Des premiers récits de voyages extraordinaires aux communautés hippies des années 60 ou virtuelles des années 90, des philosophies politiques de la Renaissance aux romans d’anticipation du XXe siècle, de la découverte de l’Amérique, de la Réforme, jusqu’aux idéologies totalitaires, des cartographies imaginaires à Le Corbusier et au conceptualisme russe puis au cinéma de science-fiction, de Thomas More au village global d’Internet, en passant par les projets socialistes du XIXe siècle, ce sont toutes les manifestations de cette idée qui sont étudiées, dans des contributions aussi riches que variées, dans tous les domaines -historique, politique, philosophique, artistique- et à toutes les époques. Les très belles et nombreuses illustrations, accompagnées de notices, complètent très heureusement cette passionnante lecture.
L’intérêt d’une si large approche de la notion d’utopie est d’en dégager la grande cohérence : toutes les manifestations de l’utopie, depuis le texte fondateur de Thomas More, sont, comme l’analyse avec beaucoup de pertinence Alain Touraine, « la mise en forme de l’idée que l’être humain est entièrement social, qu’il n’a de réalité ni surnaturelle ni individuelle, même si l’ordre social est souvent conçu comme faisant partie d’un ordre naturel plus vaste. L’utopie est un plaidoyer pour une société créatrice d’elle-même, imposant liberté ou servitude à ses membres, écartant d’elle-même tout principe de légitimité non social de l’ordre social. Le monde utopique repose toujours sur l’égalité, jamais sur l’ordre, la liberté, pas davantage sur la justice ». Cette définition, toutes les études, malgré la diversité de leurs sujets et de leurs auteurs, en démontrent la vérité. A l’exception de quelques textes de l’Antiquité, et particulièrement de La République et des Lois de Platon, il n’y a pas de projet utopique avant la Renaissance, parce que l’ordre politique ne s’est pas encore séparé de l’ordre cosmologique ou religieux. Les récits antérieurs à cette époque sont donc des explorations géographiques imaginaires ou des descriptions du paradis. En revanche, les philosophes de la Renaissance vont utiliser le voyage imaginaire pour condamner, a contrario, le pouvoir monarchique émergent et proposer des modèles alternatifs. D’une précaution, d’ailleurs toute relative, la fiction sera, par la suite, parfois abandonnée, parfois utilisée comme un moyen de rendre le discours plus réaliste, notamment dans les dystopies critiques du XXe siècle.
Toutes les utopies présentent le même projet d’établissement d’une société fondée sur l’égalité entendue comme identité, c’est-à-dire niant les différences entre les individus, devenus des sujets sociaux dont la vie, les activités, les biens et les plaisirs sont minutieusement réglementés. D’où l’existence de lois nombreuses et punitives chargées d’indiquer à chacun son intérêt qui ne peut être que l’accomplissement de sa fonction sociale : transparence absolue et communautarisme, rationalisation des individus, qui aboutit, chez Fourier, à une confusion totale entre le social et le naturel, la société étant bâtie sur une rationalisation délirante des sens et des affectations. Le recours à un lieu et à un temps imaginaires prend ainsi une signification plus profonde, en ce qu’il économise la délicate question de la volonté des individus pour construire et s’intégrer dans un tel système. Les théoriciens du contrat social, qui ont pensé ce passage, ne sont donc pas des utopistes, même si l’on retrouve chez ces derniers certains des principes de Hobbes ou de Rousseau.
La réalité des sociétés modernes industrielles a paradoxalement (?) rattrapé les utopies : les sociétés totalitaires ne sont à cet égard qu’un paradigme de l’évolution analysée par Michel Foucault dans Surveiller et punir et que le développement des progrès technologiques rend d’autant plus inquiétante.
Les utopies contemporaines se présentent comme une réaction à l’hypertrophie d’une société étouffant les individus. La société virtuelle est une société sans corps social : agrégats d’individus qui n’existent plus que par les relations individuelles qu’ils ont nouées les uns avec les autres, selon ce qu’ils croient être leur libre choix. Le téléphone mobile, Internet, la spéculation boursière, sont des signes de cette « utopie » actuelle, fondée sur une même croyance en une génération spontanée, et qui a remplacé, avec la même violence, l’égalité par la liberté. Une liberté aussi mal comprise que l’avait été l’égalité, niant la complexité et l’individualité de l’être humain peut-être plus radicalement encore que l’avaient fait les utopistes, puisque les règles dont on voudrait l’affranchir -son passé, sa langue, sa finitude- sont celles-là mêmes qui le constituent.
Mais c’est déjà un autre sujet, d’étude comme d’inquiétude, puisque cette société virtuelle, qui se réalise avant de s’imaginer et de se penser, ne peut plus être désormais qualifiée d’utopie.