« Claude Seignolle, c’est de la chair vive et du sang » (B. Planque, in Un aventurier de l’insolite, Claude Seignolle« ). Ce n’est d’ailleurs, à en lire cette Gueule au parcours éditorial compliqué, pas que ça : c’est aussi de l’organique, de la décomposition, une sorte de fascination dégoûtée pour la putréfaction, la pourriture grouillante, les liquides visqueux qui s’écoulent des chairs mortes, une curieuse propension à montrer le corps sous son jour le moins digne et à révéler son infecte réalité -Cronenberg adapterait sans doute volontiers La Gueule, maintenant que le roman est disponible. Jusqu’à cette première édition publique, en effet, seuls les bibliophiles fouineurs, après de longues recherches, avaient pu en retrouver quelques exemplaires rescapés de l’édition qu’en avait fait Le Terrain Vague, la maison d’Eric Losfeld, en 1959 ; ses recueils de contes et légendes locaux, « recherches ethnographico-folkloriques, dits populaires ou sorciers » (Eric Dussert, préfacier enthousiaste), avaient, depuis, assuré sa réputation.
Le roman, écrit entre 1944 et 1950, est composé de trois récits, autobiographiques. Le premier -le plus saisissant-, intitulé Les Kartoffeln, raconte la capture par l’auteur et sa femme Micheline d’une patrouille allemande fatiguée et affamée. Aidés par la Gueule -la faim, la douleur qui tord le ventre-, les deux époux s’assurent la victoire sur ces barbares que « le monstre qui œuvre en chacun » (Dussert) rend faibles. Avec ses souvenirs comme matière première, Seignolle crée une nouvelle féroce et sale, dont le sommet vertigineux est constitué par la description insoutenable de l’exécution d’un chien pourri et dévoré de tout ce que la terre compte de maladies. « Il faudrait la lire dans les classes pour montrer comment on peint avec une pointe Bic », disait de lui le poète et romancier André Hardellet… Les deux autres récits, postérieurs au conflit, relatent les expéditions de Seignolle en Suède puis au Maroc (et après la faim, la soif), sur des tons différents, le réel s’entourant toujours, sous cette plume directe et puissante, d’un nuage indéfinissable d’hallucinations et d’éléments fantastiques où l’organique est à la source de tous les dérèglements. La réédition de cet étonnant et méconnu triptyque où le conte fantastique est arrosé de sucs gastriques permettra à ceux que ses célèbres et innombrables parères de légendes régionales laissent froids de découvrir sous un autre jour Seignolle, « bloc erratique égaré dans la littérature de notre temps » (dixit Cendrars), qui fait ici de la faim l’héroïne perverse de contes saisissants.