La perfection n’est pas de ce monde. Certains s’en accommodent plutôt bien mais d’autres, dont le narrateur de ce premier roman artisanal et sentimental, n’en dorment plus la nuit. Il faut le comprendre : horloger professionnel, il a grandi dans le mythe du chronomètre parfait, dont l’irréprochable et chimérique précision excéderait celle, déjà remarquable, des horloges atomiques (lesquelles revendiquent une marge d’erreur d’une seconde sur un million d’années, « mais une seconde est une seconde, même au bout d’un million d’années »). Robert ne se serait cependant sans doute pas mis en tête de chercher à rendre réelle cette utopie horlogère s’il n’avait fait la pénible expérience de la disparition de sa femme, morte après de longs et douloureux mois de démence. Au difficile souvenir de la lente aggravation de sa maladie, il va donc opposer une quête rigoriste et implacable, s’attelant seul à l’incroyable tâche de construire une montre parfaite avec l’idée que les « inévitables imperfections de tous types » devraient conspirer « pour aboutir à un instrument sans défaut ».
La confrontation du sinistre processus mental par lequel l’esprit de sa bien aimée se détraque et du rigoureux protocole artisanal selon lequel le narrateur réalise sa merveille mécanique, thème central du roman, est renforcée par le choix d’une construction simple alternant les épisodes parallèles des deux récits. A chaque degré supplémentaire de démence correspond ainsi, quelques années de travail plus tard, un nouveau pallier atteint par le narrateur dans son impossible tâche. Les récits croisés du drame et de l’odyssée chronométrique sont pour Christopher Wilkins l’occasion de livrer quelques méditations personnelles modestes mais remarquables sur le temps et son passage. Car « le temps, c’est la mémoire. Sans mémoire, il ne peut y avoir de temps », nous prévient-il d’ailleurs dès la première page. D’innombrables réflexions philosophiques du même acabit émailleront la lecture, tempérant un peu par leur vaporeuse abstraction la délicieuse technicité des paragraphes relatifs aux débuts de l’horlogerie, à la science de l’élaboration des cadrans et à l’histoire des montres suisses. C’est bien sûr cette excitante atmosphère de limes, burins, brucelles, tournevis, tourbillons, balanciers, échappements, pivots, roues, ressorts, barillets et autres raffinements artisanaux qui fait l’indéniable charme de ce petit roman tragique et érudit. Entre Philippe Patek et Henri Bergson, il puise dans l’immense question de la marche du temps, du ballet du cosmos et des dédales de la mémoire la matière d’un texte classique mais original, où la stricte précision d’une mécanique pure vient révéler par contraste le hasard et le flou dont s’entourent toujours les affaires humaines -celles de l’esprit en particulier. Au point que la montre parfaite de Robert, étalage de perfection miniature, n’ira pas sans lui infliger quelques cruelles tortures intimes : « Je pris l’avion pour Londres le lendemain matin, avec l’impression persistante que j’avais, en construisant la montre, fait quelque chose de très mal. »