Pas facile d’évoquer un roman pareil : une histoire inracontable, un style difficilement qualifiable, sur le fil entre splendeur et emphase, des obsessions à peu près impossibles à résumer, trop complexes pour être commentées, trop fragiles pour être sorties de l’environnement que leur a créé Christophe Honoré. Scarborough s’ouvre sur Steven et Baptiste, les deux frères d’un précédent roman, La Douceur (« un assassin et un lâche », résume sèchement l’introduction en lettres capitales) ; à 20 et 28 ans, ils ont quitté la France pour rejoindre cette ville portuaire anglaise dont le romancier dit avoir voulu faire un « lieu de mémoire », le « lieu de mon imaginaire où l’émotion règne sur la raison, lieu sensuel qui me renseigne violemment sur mes désirs ». Là-bas, à Scarborough, ils rencontreront Kim et sa mère Sukie, se retrouveront au beau milieu d’un drame, apprendront à se faire détester par les Anglais (les « deux pédés français »), avanceront par à-coups dans cette relation fraternelle qu’Honoré raconte avec ce qu’on dirait être de la peine, comme si elle lui brûlait les doigts. « J’avance les yeux bandés, à reculons » écrit-il au dos de la jaquette : de fait, rarement écrivain aura autant donné l’impression d’être à ce point habité par les thèmes autour desquels il tourne, jusqu’à ne plus trop savoir par quel bout les prendre.
L’écriture, stylisée et ramassée à l’extrême, semble contenir une bonne part de difficultés, de tâtonnements, de résignation parfois, comme si les obsessions et les questionnements sur lesquels se penche Honoré menaçaient à chaque seconde de lui exploser dans les doigts. Ambiguïté de l’amour fraternel, totale singularité de ces couple frère-frère ou père-fils d’où toute zone d’ombre est par définition exclue (« nous ne pouvons pas nous mentir sur notre passé, tu comprends, impossible de nous cacher la vérité, d’améliorer, de s’inventer une vie d’avant, des dons particuliers, je sais tout de toi, tu sais tout de moi »), omniprésence oppressante des absolus (le sexe, la coexistence permanente de l’obscénité et du sublime, le lien par le sang, le passé commun, la filiation, la mort) sont abordés avec une sincérité et une volonté d’en découdre tout à fait admirables. Le pari a aussi un revers, bien sûr : des paragraphes à la sensualité forcée, exagérément précieuse ; d’autres délibérément crus, jusqu’à l’artificiel. Aucune complaisance, pourtant, dans ce roman d’une beauté dérangeante dont les excès, les violences, la difficile impudeur font tout sauf un produit fini, une oeuvre lisse, bien fermée sur elle-même. Scarborough a des défauts que n’avait pas La Douceur et, paradoxalement, n’en semble pas moins réussi. Avec un goût d’inéluctable inachèvement qui reste longtemps dans la bouche.