« Nardis » : une composition de Miles Davis, jouée et rejouée jusqu’à l’obsession par Bill Evans. Simon Nardis : le nom du héros de ce magistral roman de Christian Gailly (le onzième chez Minuit), dont un soir au club tout à fait imprévu va, en 24 heures à peine, bouleverser l’existence du tout au tout. Simon n’a plus touché un piano depuis dix ans, se tenant consciencieusement à l’écart de ce « mélange mortel, mortel pour lui et quelques autres comme lui : nuit, jazz, alcool, drogue, femme, jazz, nuit ». Tous ingrédients canoniques d’une mythologie jazz à laquelle il a beaucoup donné jadis et à laquelle sa femme, Suzanne, l’a finalement arraché. Simon travaille aujourd’hui dans les chauffages (il ne chauffe plus les caves enfumées mais « des hangars, des entrepôts, des ateliers ou des laboratoires »), ne boit plus, n’écoute plus que de la musique classique et, en somme, vit sainement. La rechute a lieu au « Dauphin Vert » (« On Green Dolphin Street », dit le standard), petit club d’une station balnéaire atlantique où Simon vient d’effectuer un dépannage d’urgence : y joue un talentueux trio de jeunes américains prénommés Bill (le pianiste, of course), Paul et Scott. Bill lui rappelle tellement son propre style qu’il ne résiste pas, à la pause, à l’irrépressible envie de s’installer devant le clavier, de vaincre le tremblement de ses mains (le stress et la vodka à laquelle il n’a pas su dire non) et, devant un public médusé, de redevenir peu à peu Simon Nardis, pianiste de jazz fameux et disparu. Tant pis pour le train qu’il devait prendre et vient de manquer : il aura le suivant. Ou un autre. La patronne des lieux, une américaine nommée Debbie (« Waltz for Debby », un autre sommet d’Evans), s’empare du micro et improvise avec lui : en une heure, ce fameux soir au club, Simon a retrouvé deux grandes passions, le jazz et la femme. Le problème étant, bien évidemment, qu’il en a déjà une -jalouse, au demeurant.
Comme dans Les Evadés, c’est un piano qui infléchit le destin (« je me suis laissé tenter par un piano », confesse-t-il au téléphone à Suzanne) et forme le noeud paradoxal des deux vies de Simon Nardis : avant le piano, la vie paisible auprès d’une femme rassurante, après lui le risque permanent de l’imprévu, où il n’est finalement pas sans trouver son compte. Haï autant que désiré, le Steinway du « Dauphin Vert » enchaîne et libère en même temps. Un Soir au club, ce sont ces quelques heures sur scène, à l’hôtel et à la plage (nu, avec Debbie bien sûr) après lesquels la vie de Simon ne sera plus la même, superbement contées par un narrateur qui, lui, sait tout du drame qui les achèvera et ne se prive d’ailleurs pas de vendre la mèche. La tragédie du pianiste retrouvant son instrument et découvrant la femme « qu’il n’espérait plus » en amènera très vite une autre, irrémédiable celle-là. De l’une à l’autre, Christian Gailly nous rappelle sans cesse à son tempo en mentionnant, comme un thème entre les chorus, les départs des trains que Simon ne prend pas, rendant chaque fois un peu plus probable cette issue dramatique qu’il n’imagine pas. Tout cela déborde d’une impressionnante virtuosité, non dénuée d’humour ; truffé d’allusions à Evans et aux clefs d’une musique que connaît intimement l’auteur (il fut saxophoniste -et psychanalyste- avant de passer à l’écriture), ce roman balnéaire (la mer y tient une place conséquente), musical (et comment) et conjugal est une immense réussite.