Le rédacteur en chef de la revue Le Courage en exige, c’est certain, immensément de ses lecteurs. C’est qu’il faut en disposer presque autant qu’un poilu en première ligne lors de la seconde charge pour s’avaler ces presque 500 pages où Charles Dantzig étale complaisamment son incontinence ; c’est qu’il faut serrer les dents longtemps sous les rafales de lieux communs, les bombardements d’anecdotes inutiles et les gros boulets de sa doxa précaire et monolithique.
Pourtant, l’idée du livre, en soi, n’était pas inintéressante : méditer autour de l’amour et du couple sur un plan aussi général que typiquement contemporain, à travers sept personnages et durant la séquence médiatico-politique de la « Manif pour tous ». Pierre, un vieil écrivain en panne d’inspiration qui sort avec une lectrice, Ginevra ; Armand et Aaron, couple d’homosexuels branchés ; Ferdinand, étudiant gay amoureux secrètement d’un garçon hétéro, fils d’un député ultra-réactionnaire et parfaitement immonde ; enfin Anne, très belle jeune femme amie d’Armand et Aaron, constituent le petit régiment qui n’éclate la narration que pour mieux marcher au pas de l’opinion de Dantzig, attendue et simpliste, sur tous les sujets qu’il touche. La liste est longue : beauté, laideur, corps, cheveux, vêtements, amitié, jurons, facilités, angoisses et tristesse…
Ce déferlement de paragraphes vaguement agglomérés par thèmes, passant d’un personnage à l’autre, ou exposant une réflexion, citant l’œuvre imaginaire de l’écrivain intra-diégiétique, commentant parfois, même, une photographie, ce gros ensemble disgracieux, mal orchestré, pesant et gratuit n’ouvre in fine que sur une vision du monde large comme le judas de la porte d’un loft du Marais et profonde au moins autant qu’un épisode des Guignols de l’Info, où Dantzig tire l’essentiel de ses conceptions du monde, en dépit des quelques citations philosophiques dont il lui arrive de fourrer son invraisemblable pudding.
L’auteur dévale à ce point ses pages en roue libre qu’il se laisse aller à écrire très objectivement n’importe quoi. Ainsi : « Le prince héritier d’Arabie saoudite est mort. Il avait soixante-dix-neuf ans. Un temps où les mots “prince héritier” peuvent aller avec “soixante-dix-neuf ans” n’est pas favorable à la jeunesse », dit-il par exemple, page 56. On saisit aisément la tentative de bon mot, mais il demeure une sérieuse réserve, qui est de constater que l’actualité de l’Arabie Saoudite ne recoupe pas franchement la nôtre, et donc ne trahit pas grand chose de révélateur à l’égard de nos mœurs. Mais le plus cocasse, c’est quand Dantzig précise, en note de bas de page, que le mode de succession en vogue chez les pétro-monarques est « adelphique », c’est-à-dire que la dévolution est chez eux intra-générationnelle jusqu’à l’épuisement de la génération en question. Par conséquent, non seulement son exemple n’exprime rien sur nous parce qu’il est trop éloigné dans l’espace et la culture, mais il ne raconte rien non plus sur l’Arabie Saoudite, puisqu’il ne déroge guère à la tradition du pays… Mais ce n’est pas grave, Dantzig maintient, envers et contre tout !
La séquence historique choisie aurait pourtant pu être riche à exploiter dans le cadre d’un roman choral ; elle fournissait une vraie matière au travail d’un romancier. Sonder et exposer les ambiguïtés, les problématiques, les contradictions tragiques et les choix d’ordre anthropologique – chacun de ses choix ayant ses raisons et ses arguments – qui se jouaient durant le vote de la loi pour l’élargissement du mariage aux couples du même sexe, voilà, après les débats, les slogans, les tribunes binaires et les tracts, ce qu’on aurait aimé voir traité avec finesse et mordant par un écrivain de talent. Sauf que Dantzig est incapable de penser contre lui-même, ou de dépasser sa sensibilité instinctive ; il ne fait que délayer infiniment le symptôme d’un pur délire manichéen, où ses adversaires sont des monstres à tous points de vue.
Quant à la question anthropologique, elle est ramenée à une division sentimentale d’enfant de quatre ans témoin de Jéhovah : les partisans du mariage gay défendent « l’amour » alors que ses opposants défendent « la haine ». En réalité, Dantzig raconte surtout l’histoire de son amour pour ceux qui pensent comme lui – tous ses personnages sauf le monstre –, et de sa haine féroce, inexorable, pour les autres. Cette haine fondamentale, structurante, en réalité, n’empêche pas, comme souvent chez l’individu contemporain narcissique et binaire, un sentimentalisme régressif empoisse tout le bouquin. Cela va même de pair : en général, quand règne une très nette segmentation répartissant gentils et méchants, le roi des gentils ne cesse d’exhiber son gros cœur ; c’est même son argument principal pour vouer les méchants déshumanisés au goulag, à la rééducation ou à l’enfer. Ce serait bien, cela dit, gros cœur ou non, sur un plan strictement littéraire, de faire l’effort de récupérer un cerveau et un style…