Au départ, le livre devait s’intituler « Dictionnaire personnel de la littérature française ». Ses amis lui ayant suggéré que s’il était personnel il n’avait qu’à le garder pour lui, Charles Dantzig a requalifié son oeuvre en « égoïste ». A l’article « Dictionnaires », on peut lire : « Contestez les dictionnaires, comme tout. Contestez celui-là ». Derrière cette provocation de façade, le projet de Dantzig s’éclaire : faire partager en 968 pages les nombreux plaisirs solitaires de la lecture. Comme chez Proust, on trouve une grande précocité pour la chose littéraire, le même désir d’exhiber ses expériences intimes de lecteur. Il confesse : « Zola m’a fait entrer dans les romans adultes. Cela m’a éloigné de la littérature pour adolescents : Jules Verne m’indignait, je prenais Alexandre Dumas pour un auteur gaspillant son talent dans des histoires faciles ». A la croisée du Petit Robert et des insubmersibles Lagarde et Michard, le Dictionnaire égoïste est « une forme de zapping » jubilatoire qui balade le lecteur d’un auteur à une œuvre ou un personnage de roman en passant par diverses expressions inattendues : citons pour illustrations les entrées « Je ne sais pas quoi lire », « Machins » ou encore « Morts inhabituelles d’écrivain », sans oublier la très contestable « Un des romans célèbres les plus mal écrits de la littérature française », dont on cause beaucoup parmi les milieux autorisés. Reste à découvrir le titre de « ce roman écrit en style d’époque, combinaison de la dégénérescence du style Racine et de l’influence du genre Rousseau, ce qui donne lieu à une des premières phrases de roman les plus mal écrites qui soient ». Voilà qui est envoyé.
Humour pince-sans-rire, assertions taillées au couteau, approche arbitraire : l’oeuvre de Dantzig se range résolument aux côtés du Dictionnaire des idées reçues de Flaubert. On y éprouve le même plaisir d’une complicité intellectuelle employée à déjouer les lieux communs et à nager à contre-courant de la pensée dominante. Il faut lire ainsi l’article consacré à La Recherche du temps perdu, où Dantzig définit l’œuvre de Proust par l’énumération de tout ce qu’elle n’est pas, à commencer par trop long : « Il est même si bon que j’en prendrais cinq cents pages de plus » ; un bel aveu de boulimie proustienne, matinée d’un snobisme de circonstance. Mais là où le Dictionnaire de Flaubert parachevait une entreprise de destruction systématique de l’esprit bourgeois, celui de Dantzig témoigne avec enthousiasme et érudition d’une passion nerveuse pour la littérature, les écrivains et les mots. On l’aura compris, ce Dictionnaire est tout sauf un ouvrage linéaire. Il se présente comme un joyeux bazar où chacun est invité à fouiller, à s’attarder et à marchander. Ironie ou lucidité, le livre commence par « Et me voici ». Pas de fausse pudeur : Dantzig n’entend pas s’effacer derrière sa création. Elle lui permet de se mettre en scène dans le rôle de l’auteur cabotin qui multiplie les numéros de charme et les clins d’œil faussement complices au public, si bien que la « littérature française » se trouve parfois reléguée au second plan, derrière son exégète égoïste. C’est sans doute l’une des limites de son entreprise. L’histrion démasqué, on peut sourire de le voir se féliciter de ses bons mots, comme celui-ci : « Baudelaire ne rit jamais. Il est trop occupé à s’admirer ». A bon entendeur…