Jason, médecin de son état, évoque au fil de ces pages (et dans une chronologie brouillée) le souvenir d’Athure, son premier amour, qui traversa son existence alors qu’il avait à peine quatorze ans, marquant celle-ci de l’intensité fulgurante et brève de l’éclair. Arthure fut retrouvée morte, nue et noyée, quelques mois après qu’elle lui eut fait découvrir la passion et la chair, lors de ces vacances avec sa sœur jumelle. Des vacances qui auraient dû être les dernières du narrateur, chez qui on avait diagnostiqué le germe mortel d’une maladie orpheline. L’énigme de cette mort en recouvre d’autres, qui surgissent dans le discours tenu par Jason à son mystérieux interlocuteur, lequel se confond avec le lecteur lui-même. Le décor de cette ode aux corps, à l’innocence de leurs jeux, à la liberté adolescente, c’est l’île de Groix, en Bretagne, dont la nature intacte et radieuse est sans cesse évoquée.
Le contexte de ces exaltations sensuelles, en revanche, est pour le moins étrange. S’il en renforce l’intensité par le charme indispensable de l’interdit, il faut bien avouer qu’il n’a rien de crédible, voire qu’il frôle le grotesque : en 2012 (époque de l’idylle de Jason avec Arthure), les « Obscurans », une secte chrétienne intégriste, ont pris l’Elysée ; depuis, ils font régner en France une morale ultra-pudibonde, condamnant le port de maillot de bain deux-pièces et les pelles roulées en public. 2012, ce n’est que dans sept ans. Croire en la possibilité d’églises bondées et d’une population d’amishs en France d’ici-là, relève plus du délire que de l’anticipation. Mais ce qui se cache implicitement derrière cette prospective foireuse basée sur tous les clichés de la SF engagée, c’est finalement un pamphlet contre l’Amérique de Bush et contre ses liens avec le christianisme évangélique. Outre que, sur le fond, cet aspect du monde moderne semble loin d’être le plus menaçant, force est de constater que tout cela est bien mal amené et très maladroit. De plus, tout en dénonçant le moralisme, Cédric Morgan en fait un moyen rhétorique pour exalter par opposition une sorte d’idéal épicurien, mais de cet épicurisme soft et bon teint qui sert de lieu commun philosophique à notre époque (celui qui propose une sexualité simple, saine et fort naïve, débarrassée de sa problématique et de ses ambiguïtés).
Si ce background ridicule et cette idéologie banale et simpliste gâchent un peu la lecture, il n’en reste pas moins que Morgan a su construire son roman selon une suite de tableaux émergés des souvenirs et s’entrecroisant par-delà la continuité temporelle. Le rythme est envoûtant, le style élégant (bien qu’un peu trop gavé de métaphores bucoliques), les images fortes ; la coïncidence des thèmes (orages, canicule, sensualité, mort, île isolée et menaces permanentes), elle, fonctionne à merveille pour intensifier la grâce d’une jouissance pure au bord de tous les désastres. Et s’il faut absolument trouver un génie à l’écrivain possède, c’est bien celui de décrire les seins des femmes avec une prolifération de métaphores toutes plus superbes les unes que les autres : « comètes molles », « colombes aveugles » ou « pommes ivres ». Littérairement, Morgan s’impose comme un spécialiste imparable de la question.