Pour ce nouveau roman, Cécile Ladjali s’inspire des amours de Paul Celan et Ingeborg Bachmann. Leur oeuvre, poèmes, essais, romans, forme la trame du récit ; la romancière donne aux héros les traits d’Ilse et Lenz, « les deux volets d’un diptyque impossible. De feu et d’eau ». Elle donne la parole à Zakharian, le cousin d’Ilse, élevé dans l’ombre des jeunesses hitlériennes, fasciné par la perfection des corps filmés par Leni Riefenstahl, gamin pervers, torturé, goûtant à des jeux sadiques avec une petite voisine tout en vouant une adoration sans bornes à sa cousine, idéaliste, pacifiste, exacte incarnation de son contraire. Zak sait tout d’Ilse, toujours à ses côtés, spectateur impuissant de sa romance avec le poète Lenz (« Juif. Rescapé. Suicidé »), de cette histoire vouée à l’échec qui confronte deux visions du monde, de l’humanité, irréconciliables.
Illusion et vérité s’entremêlent, réalité et fiction, l’histoire de Zak, ses petitesses (« Moi, le témoin. Obscur. Minable. Pervers »), la vie romancée d’Ilse/Ingeborg et Lenz / Paul. D’autres personnages gravitent alentour, imaginaires ou non, qui densifient le récit. Au delà de l’histoire singulière, Ladjali raconte les ambitions et les limites de l’écriture, de la pensée, elle s’attache au rôle de l’intellectuel, à ses missions. Ilse existe parce qu’elle croit. Lenz, héritier de l’histoire des camps, survivant de l’holocauste, en est incapable. « Elle souffrait de la maladie de l’espoir. Une maladie incurable. Ce qui l’a toujours différencié de lui », dit Zak. L’entente entre Lenz et les intellectuels avides de renaissance que fréquente Ilse est impossible, sauf en de rares moments : « L’abjection nazie ouvrit ainsi le dialogue qui peu à peu s’engagea sur la voie des poèmes à écrire et de leur lendemain à penser ».
Comme dans son précédent roman, Les Vies d’Emily Pearl, Ladjali use de ce ton si particulier qu’elle obtient par la précision du style, une écriture d’une extrême minutie, conduisant pas à pas vers le drame. Son appétence pour la langue, une belle langue (elle est agrégée de lettres), donne le sentiment que, quel que soit le sujet qu’elle adopte, elle est capable, par sa manière de ciseler chaque phrase, de lui donner une portée singulière, de l’ancrer dans la tradition littéraire de son choix. C’est ce qui faisait le charme et le trouble de son faux roman victorien. C’est ce qui fait la force de cette biographie réinventée, qu’elle place dès le départ sous la garde de l’eau et du feu, puisqu’elle en connaît le dénouement. Paul / Lenz mourra noyé, Ingeborg / Ilse brûlée, suivant les codes de l’ordalie, le jugement de dieu.