Tout le paradoxe du nouveau roman de Camille Laurens se situe page 182 : « J’écris un livre sur les hommes, un roman sur les hommes de ma vie (…) Sujet : l’homme. » Puis elle ajoute : « La vérité, la vérité vraie, c’est que j’écris aux hommes, pour les hommes, pour eux. L’écriture est le fil qui doit nous unir. Ecrivant, je me signale à leur attention. Sujet : moi. Je suis pleine d’hommes, voilà le sujet. » Tout cela serait, somme toute, banalement schizophrénique, si l’auteur n’enchaînait avec cette phrase : « S’il est vrai qu’on écrit toujours pour quelqu’un, alors, c’est simple : j’écris pour vous. » Nous tenons là la raison de la réussite de Dans ces bras-là, roman total qui part et parle de pas grand-chose, pour mieux toucher à l’essentiel de notre condition de mortels -et pas seulement d’êtres sexués. Pourtant, dans le principe, on pourrait imaginer un énième ersatz de ce fléau contemporain appelé autofiction : au fond, qu’est-ce que ça veut bien dire, autofiction ? Un déballage de soi à soi, plus ou moins bien écrit, plus ou moins vrai, sensible ou croustillant dans la débauche de malheurs. Manque de bol pour les aficionados, la vie de cette blonde plutôt sympa n’a rien de spécial, la plupart des anecdotes rapportées ici (papa, copains, mari, tout ça) n’ayant guère plus de poids que les champignons de Philippe Delerm… En un sens, c’est un peu ça, Dans ces bras-là: une sitcom littéraire qu’on intitulerait « Camille et les garçons », narrée façon petits chapitres à la POL (Winckler, Kaplan…).
Ces handicaps nous feraient oublier que l’écriture c’est également important dans un livre. Or la plume de Camille Laurens est un véritable régal, plus encore que dans ses précédents livres, Les Travaux d’Hercule et Quelques-uns. Et si celle-ci nous convainc tant, c’est également -encore un paradoxe- grâce à son sujet faussement léger. Armée d’un sens du rythme étonnant, elle tisse sa toile avec une vague chronologie (de l’enfance à aujourd’hui, entrecoupée de séances chez le psy, évoquées à la première personne) qui lui permet des digressions thématiques, toujours amenées avec justesse et pudeur (la mort de l’enfant est évoquée sans le moindre déballage sentimentaliste, et c’est magnifique). Il s’agit là d’un travail précieux, qui rend encore plus appréciable tout l’aspect théorique du livre, l’interrogation méticuleuse sur les mots à utiliser et leur place. Et il faut bien reconnaître que son art de la formule est sans doute parmi ce que qui se fait de mieux en cette rentrée : « Il est puceau. C’est pire que d’être roux, à vivre. Mais ça dure moins longtemps » ; « La Bible dit ‘connaître’ pour ‘faire l’amour’ ; tout est dit, voilà : j’aime les hommes qui ont envie de me connaître » ; ou le croustillant « Mon type d’homme, c’est Zeus -j’ai un faible pour les dieux ». En plus, le titre rend hommage à ce génie mésestimé du easy-listening qu’est Guy Béart, lequel nous donne l’occasion, à travers ses mots, de déclarer tout de go à Camille Laurens, prof de français pas comme les autres : « Qu’on est bien, dans ces bras-là. »