« End of the 90’s. » Ellis émerge avec fracas d’un paysage littéraire sclérosé en pleine crise de recyclage conceptuel. Au milieu de ses confrères de papier, Patrick Bateman, leitmotiv des premiers pas ellisiens, explose dans une furia verbale clinique au sein du cultissime American psycho. Quelques phénomènes side-effects aidant (mythification, réification et canonisation par la presse), Ellis se trouve propulsé chef de file d’une école minimaliste évanescente qu’il n’aurait de toute façon jamais voulu diriger. Après deux romans brillants qui touchent à tous les genres des littératures contemporaines -du roman d’apprentissage de Moins que zéro à la campus novel façon yuppie des Lois de l’attraction– et un roman-machine sans contre-pouvoir possible (American psycho), l’exercice du quatrième opus romanesque s’avérait difficile.
« Only stars are real. » Près d’une année après la parution américaine, Glamorama atterrit sur le paysage tout aussi désolé des microcosmes littéraires parisiens. On avait bien eu Houellebecq, Volodine ou Dantec pour animer un peu le tout, mais rien de bien consistant à part ça. Le bon génie Ellis gagne encore en valeur-utilité avec cette nouvelle parution et une forte impression s’impose rapidement. Car s’il est question d’histoire chez Ellis, il n’en est pas pour autant question d’intérêt narratif : Victor Ward, mannequin « presque à la mode », perdu dans les affres hype d’une vie new-yorkaise confinée à TriBeCa (le nouveau quartier à la mode qui supplante désormais SoHo), accélère tout à coup sa vie faite de bonheurs sans gloire en suivant la ligne de fuite cocaïnée et ensanglantée que lui propose Palakon, obscur mentor qui lui offre de retrouver une « ex-girlfriend » de lycée. Fiction ou réalité, tout ensuite joue sur ce binôme bien connu qui sous-tend un problème crucial : à partir de quel instant crée-t-on le réel ? Comme à sa bonne habitude, Ellis ne se prononce jamais, neutralisant au maximum toute intervention auctoriale. Dans les marges, le texte se déroule chaotiquement par stases brusques passant du dialogue forcené et creux à la description la plus schizophréniquement précise possible, et laissant filtrer avec parcimonie quelques fulgurantes ellipses post-poétiques. Ward, le non-héros, projection totalement nihiliste d’une société du spectacle si chère à l’internationale situationniste, découvre par touches éthérées le terrain de jeu agrémenté de manèges pour adultes qu’on lui a préparé : atelier dépeçage sur la droite, gang-bang blasé un peu plus loin, coke-party cool avec Naomi et John John au fond à gauche, sans oublier l’atelier déco sponsorisé, signe des temps, par Gap et CK.
« This is not an exit ». Roman des flux informatifs détournés, Glamorama s’impose avec sa pseudo-intrigue policière digne des meilleurs Sœurs Parker et autres Six compagnons (Ward terroriste, Ward va à l’hôtel, Ward sur le Love Boat, Ward en France) comme une critique distanciée et efficace d’une réalité qu’on voudrait objective et unique. Non, chez Ellis tout comme ailleurs, nos dichotomies morales et sensitives, qui ne sont que des valeurs prédigérées, manichéennes et sociétales, explosent aisément sous le feu insistant d’une satire presque moraliste. Ward, pantin parmi les pantins, prisonnier béat d’une société panoptique qui « surveille et punit », a tout loisir de violer, tuer, dynamiter avec ses compagnons anonymes et fonctionnels les fondements mêmes d’une organisation délétère qui navigue entre le pouvoir de l’argent et de la célébrité et qui se dédouane grâce à des cautions intellectuelles existentialistes mort-nées. En présentant ainsi cette société du spectral environnante, Glamorama souligne par l’absurde la surproduction nauséabonde de calques sociétaux démiurges et pose définitivement Ellis comme apôtre libertaire moral de nos devenirs-hommes.