La rencontre de Brassaï et de Picasso au début des années 1930 et leur collaboration pendant une dizaine d’années offrent quelque chose de très rare dans l’histoire de l’art : un dialogue, une interaction complexe, entre deux modes d’expression artistique qu’a priori tout oppose, la photographie et la sculpture (et, plus généralement, les arts plastiques). La première, captant une image, la seconde, modelant, transformant une matière. Opposition également de la conception de l’artiste : Brassaï rejette ce qualificatif, renonce à intervenir sur le monde, définit la photographie comme l’expression du « sentiment que le monde est plus riche que soi-même », alors que Picasso donne une image très différente de l’artiste, transformant constamment le donné pour le soumettre à la vitalité créatrice qui l’habitait. L’anecdote de la plaque photographique vierge oubliée par Brassaï dans l’atelier de Picasso et dont la surface gélatineuse devint rapidement un nouveau support de gravure pour le peintre est éloquente. Brassaï, quant à lui, ne se risquera à une intervention que sur la plaque déjà impressionnée.
L’exposition Brassaï / Picasso, conversations avec la lumière, dont le livre présenté ici est le catalogue, constitue en quelque sorte les actes de cette rencontre capitale. Elle achève un cycle inauguré en 1994 de présentation au musée Picasso, riche d’abondantes archives sur le sujet, des diverses facettes des relations de Picasso avec la photographie : Picasso photographe, 1901-1916 (1994), Picasso et la photographie, à plus grande vitesse que les images (1995), Le Miroir noir. Picasso, sources photographiques, 1900-1928 (1997). Toutefois ici, il ne s’agit plus de souligner la place de la photographie dans l’œuvre d’un peintre et sculpteur, mais de montrer l’incursion d’un photographe dans l’univers des arts plastiques.
Brassaï est d’abord conduit -littéralement et métaphoriquement- à photographier la sculpture de l’artiste, qu’il parviendra, grâce à sa connaissance des arts plastiques, à la technique, qu’il a élaborée, de la photographie de nuit, à son intelligence artistique et à sa modestie, à rendre extraordinairement présente. Le texte qui accompagne les photographies souligne le dialogue qui s’est instauré entre Brassaï et Picasso : le premier, fasciné par les œuvres qu’il voyait et confronté à la difficulté de transmettre dans une image la tridimensionnalité de la sculpture, le second, par ce que ces clichés renvoyaient à leur tour du secret de chaque objet. Et c’est bien la lumière qui apparaît comme le fil directeur de ce mouvement au cœur de la création : lumière que la forme et la matière de l’objet retiennent, puis que capte la photographie pour rendre à la sculpture sa place dans l’espace, et qui modifie à nouveau la perception de l’objet. L’osmose entre les deux est parfaite avec les photographies de petites sculptures en papier. Sans grand intérêt en elles-mêmes, elles acquièrent, à travers l’objectif du photographe, une rare densité.
L’autre partie de l’ouvrage est consacré aux travaux que les deux artistes ont menés sur le support de la photographie. Les gravures de Brassaï sur des photographies déjà développées retiennent davantage l’attention. Hachurant des pans entiers de l’image -le plus souvent des nus- dont il ne conserve que quelques éléments, redessinant certaines parties du corps qu’il a couvert, il semble recréer, par une intervention directe sur une image de laquelle il s’était volontairement effacé, un monde intime et fantasmatique. Très influencées par les surréalistes et par Picasso, ces gravures présentent surtout l’intérêt de mettre en lumière les enjeux fondamentaux de la photographie et des arts plastiques. Elles sont, pour les plus réussies, comme l’illustration sensible d’une mise à l’épreuve réciproque de ces deux grandes formes d’expression artistique. L’intérêt majeur de ce livre est, tant par les textes qu’il contient que par la qualité des reproductions, d’en rendre parfaitement compte.