Le quart-monde n’est pas un sujet facile en littérature. Deux écueils guettent : le misérabilisme et le pamphlet social, sans compter les clichés où il est facile de tomber. Tupelo Hassman, quadra passée par les cours de creative writing de Columbia et familière des revues littéraires, relève le défi en plongeant chez les white trash de Reno, troisième ville du Nevada. Son univers : les trailers parks, ces champs de maisons mobiles à bon marché, transportables par camion, qui fleurissent dans le Sud des Etats-Unis et où se condense une population de Blancs pauvres, associés à ce mode d’habitation précaire. L’héroïne et narratrice s’appelle Rory Dawn Hendrix, gamine des années 1980, « fille arriérée d’une fille arriérée, elle-même produit d’une lignée d’arriérés », comme elle le dit lucidement. On voit l’ambiance : fratrie nombreuse, éducation lamentable, boulots de barmaid et petits copains envahissants de la mère, agressions sexuelles, assistantes sociales en embuscade. Cet environnement calamiteux n’empêche pas la petite Rory Dawn d’être une fillette débrouillarde, rebelle et ambitieuse, qui potasse un manuel de scoutisme en s’imaginant faire un jour partie de ce corps d’élite…
Tupelo Hassman écarte la narration traditionnelle au profit d’un empilage de bouts de journal intime, d’extraits de rapports et de souvenirs, d’où un récit éclaté en courts chapitres, comme autant de nouvelles. Il y a parfois du gadget dans ses procédés d’écriture, et on suspecte par endroits La Fille d’être un coup d’essai mijoté dans les ateliers d’écriture puis allongé aux dimensions d’un roman, d’où une impression de remplissage. Reste le séduisant bagout de l’héroïne, et une fraîcheur un peu naïve qui permet à l’auteur de tirer une poésie inattendue de l’univers qu’elle met en scène.
On ne change pas tellement d’ambiance avec le premier roman d’Edouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, si ce n’est qu’on n’est plus au Nevada mais dans le Nord de la France, au tournant des années 2000. Le narrateur, Eddy, a eu la malchance de naître dans une famille de ploucs et, pire, de ne pas lui ressembler : délicat, efféminé, il n’aime pas le foot et refuse de bosser plus tard à l’usine. Sa jeunesse est dès lors un calvaire, complaisamment décrit sur 220 pages. Attention les yeux : le père est bête, alcoolique et violent, la mère est homophobe et raciste, les collégiens passent leur temps à le tabasser en le traitant de pédé et l’horizon collectif se limite au CAP, à l’usine et aux discothèques.
On voudrait compatir à la souffrance du narrateur, mais l’auteur, en dépit d’un incontestable talent (style, construction, etc.), charge tellement la barque (aucune lueur, pas la moindre pitié pour les personnages, peints comme des animaux) et va si loin dans le sordide (Eddy se fait violer par son cousin, etc.) que le lecteur finit par en perdre son sérieux : à force, on a l’impression d’être devant une sorte de caricature à la Cletus, le péquenot dégénéré des Simpson, l’humour en moins. On devine bien que ce n’est du tout le propos, mais Edouard Louis donne du coup l’impression d’observer ce monde sinistre avec une condescendance consternée, qui finirait presque par ressembler à du mépris de classe. D’où la gêne. Qu’on se rassure pour lui, cependant : le narrateur à la fin du récit s’arrachera à son milieu d’origine, direction Amiens puis Paris, où l’ascenseur républicain le propulsera jusqu’à l’Ecole Normale supérieure. On comprend qu’après ce miraculeux rétablissement, il ait eu besoin d’en finir avec Eddy Bellegueule. C’est bien, il peut passer à autre chose.
La Fille de Tupelo Hassman (traduit de l’anglais par Laurence Kiefé, Christian Bourgois, 345 p., 20 €)
En finir avec Eddy Bellegueule, d’Edouard Louis (Seuil, 220 p., 17 €)
Si on peut reprocher un style parfois simpliste ou maladroit à Edouard Louis, j’avoue avoir du mal avec ce type de critique « Il charge trop les personnages pour que ce soit crédible ». Eh bien non, venant comme lui de province profonde, je ne peux qu’adhérer à sa vision du conformisme crasse qui, malheureusement, englue certains milieux. Et justement, ne pas idéaliser les classes populaires, ce « lumpen-prolétariat », écrire à quel point cela peut être une souffrance d’être différent quand on y grandit, n’a rien du mensonge ou dela malhonnêteté intellectuelle. D’ailleurs, le livre d’Edouard Louis suinte la souffrance, la catharsis. Il n’a jamais prétendu faire un exposé sociologique froid et objectif de son milieu d’origine. Pourquoi, donc, toujours,
cette critique de véracité, à part peut-être pour masquer la gêne, face à son ignorance de tels milieux ?
(Ah, et au passage,
Eddy ne se fait pas violer par son cousin, il est largement
consentant, et ses envies sexuelles prenant le pas sur son dégoût sont
explicites)
(Et sinon, en général, j’apprécie beaucoup vos critiques
et vous remercie de votre travail sérieux. Pour tout vous dire, j’ai
laissé tombé Télérama, Les Inrocks ou Libération définitivement trop
acquis à certaines modes dans le cinéma ou la littérature…)