Bernard Noël surprend, ce qui n’est pas donné à tout le monde. Une pléthore d’articles, de préfaces et d’histoires ont déjà consacré son oeuvre comme l’une des plus magistrales et radicales de la littérature française contemporaine. Mais on oublie la force de surprise que réserve aussi son écriture : alors qu’il est tant admiré comme poète du regard au Moyen-Orient, où la plupart de ses textes sont traduits, Bernard Noël n’est bien souvent évoqué en France que comme l’auteur du mythique Château de Cène, en 1969. Son pseudo, Urbain d’Orlhac, avait alors attiré les foudres de la censure : érotisme noir, regard, mouvements internes du corps, rapports du mental à la réalité externe y étaient déjà travaillés à vif, dans une fureur à faire pâlir tout cul béni. Rien d’aussi bouillant dans son dernier récit, suspendu dans l’entre-temps du voyage, entre deux wagons. Noël capte, se laisse « aimanter », s’immisce ou tient à distance des bribes de conversations croisées sur une suite de trajets en TGV. Une grande légèreté de narration, donc, qui change du Noël poète des Extraits du corps, qu’on a connu bien moins gai.
Et puis tout revient, sous un autre jour. « Dijon-Lausanne », « Lausanne-Genève », « Genève-Paris » s’enchaînent sur fond de paroles coupées en cours de route, de rencontres d’une minute avec une diversité de » caractères » et de visages anonymes, qui renvoient « en direct » le poète à sa solitude, à ses lectures, à son désir du monde. Des lignes surgissent, un lien intime se crée entre le défilement des paysages (prétexte à un style visuel et fragmenté et à un « étonnement d’être là devant ») et ces « voix abstraites » qui redonnent à l’anecdote et aux « petites histoires » de chacun un sens puissant, à fleur de mots. Et, bien sûr, le langage redevient espace d’exploration, tout comme ce Trajet en hiver si simple d’apparence devient une porte d’entrée des plus motivantes vers l’univers de Noël. Les mots déterminent-ils ce qu’on voit, puisque le visible tient forcément à ce que l’on nomme, ou passe sous silence ? Une question qui taraude toute son œuvre, sans cesse posée dans différents contextes : une histoire d’amour, un conte noir, un chant poétique, une préface (de Bataille, des peintres Zao Wou-Ki, Debré et beaucoup d’autres) ou ces rencontres en TGV. On y croise la bouille du poète du Transsibérien Cendrars, et surtout la vitesse, qui a donc son mot à dire, en « brouillant l’image », en « interdisant la description ». Précipitation des dialogues : « le présent va trop vite : il s’enfonce dans tes yeux ». Noël se penche alors à l’oreille du lecteur : « Difficile de rester dans ton livre quand il n’y a qu’à prendre un récit en train de se faire ». On le comprend. On comprend aussi que Trajet en hiver est en fait une plongée dans ces moments où réalité et quotidien des autres déconcentrent, interrompent et enrichissent les lectures (Handke, Ponge, Cortazar, Libé…) et l’exercice littéraire de l’écrivain. Une confidence donc, qui se boucle sur une phrase de jeune fille, belle par excès de banalité : « Ce que j’aime en voyage, c’est de me dire en regardant la paysage : y’a des gens qui vivent ici, moi pas, et ces gens n’auront jamais la moindre idée de l’endroit où je vis… ».