« L’essence de l’art consisterait à passer du langage à l’indicible qui se dit : l’écriture sans public et sans finalité, sans achèvement possible, offre, parfois, une embrasure sur cet impossible. Tout ordre, toute vie même, tout sens dépendent de ce château où personne n’accède », explique le narrateur d’Une Irritation. Si l’on veut caractériser en un mot l’oeuvre de Bernard Desportes, ce sera bien « opacité » ; mais une opacité voulue, non accidentelle, une opacité à l’image de la vie telle que l’auteur l’appréhende : un vide, un gouffre, un cheminement progressif vers la mort. Pour en parler, Desportes passe par le truchement de son narrateur, Vlad. Celui-ci vient de subir une attaque cérébrale, mais il n’y croit pas ; selon lui, sa maladie est l’invention de psychiatres incompétents. Une chose est certaine : il souffre, et atrocement. La vie n’est pas belle, elle n’offre aucun espoir. Vlad est incapable de vivre et tout n’est, dans son existence, qu’inachèvement. Il ne sait pas s’attacher aux autres, qu’il rejette, et n’entre dans une relation que pour en ressortir aussitôt ; il multiplie les manuscrits jamais terminés et reste chaque fois perplexe, indécis devant la page blanche de son nouveau roman. Ses seuls moments de bonheur sont ceux où il rencontre les jeunes garçons qui lui prêteront leur corps.
La particularité du roman est de donner un primat à la forme : toutes les normes stylistiques habituelles sont rejetées, Desportes allant même, parfois, jusqu’à se départir de toute ponctuation. Les phrases s’éternisent et s’éteignent après deux ou trois pages, reflétant l’oppression du narrateur devant le spectacle de la vie. « De l’air, de l’air ! » s’exclame-t-il souvent. De l’air, il n’y en a guère dans ces longues phrases qui jamais ne s’arrêtent, ou alors s’égarent dans des propositions circonstancielles interminables, comme s’il y avait un désir de retarder le moment de la fin, une peur diffuse de ce qui s’arrête, de la mort peut-être. Elles s’imbriquent les unes dans les autres ; parfois des dialogues s’immiscent dans le texte ; quelques mots isolés, sans articles, errent dans cette narration accidentée. Le lecteur ressent le même essoufflement que le narrateur, il avance à petits pas pour reconstruire le sens des phrases. Quelquefois il s’arrête puis rebrousse chemin pour y voir clair. Le livre de Desportes se lit ainsi, avec lenteur, attention. Le romancier n’a jamais voulu que son oeuvre soit nécessairement lisible ; la littérature, comme il le dit dans le roman, ne devrait pas se donner pour but d’être comprise ni se contenter d’une trop grande facilité, mais au contraire s’affranchir des lois du commerce pour innover. On l’auro compris : pour apprécier un tel livre, il faut aimer la patience. Et partager son profond pessimisme.