Il est toujours très délicat d’écrire selon son époque, de vouloir rendre compte de profils psychologiques trop contemporains. Si Benoît Duteurte y parvient parfaitement (c’est-à-dire sans sombrer dans le pathos), c’est précisément parce que ses personnages sont au monde, sans pour autant échapper à une certaine intemporalité. Ils sont humains avant d’être sordides, familiers plutôt que caricaturaux. Eliane Brun présente des émissions de télévision dans lesquelles elle tente de mettre en application ses idéaux, de jeunesse pour la plupart, de l’air du temps pour les autres. Elle souhaite donner la parole aux faibles, parmi lesquels elle se compte volontiers, et lorgne non sans scrupule sur l’éventualité d’un poste mieux payé et plus valorisant. Ce paradoxe apparent prend chez elle des proportions délirantes : Eliane se regarde littéralement agir selon les préceptes moraux et intellectuels qu’elle juge bons. Personnage contradictoire, entre le naïf souci des causes dites perdues, et la complaisance que lui permet sa situation, elle se voit au rang de « Marie Curie, Mère Teresa, Janis Joplin, Lady Diana… », des modèles sur mesure pour son féminisme de guingois. « Elle ferme les yeux et respire profondément, en songeant à la chance qu’elle a eu de s’en sortir, sans jamais renier ses convictions ». Son activité, ses réflexions, ses propos sont décrits dans un style dont l’acuité et la précision sont tout à fait plaisantes. On la voit littéralement osciller entre souci militantiste et principe de réalité capitaliste ; tiraillée entre le désir de plaire à son employeur, d’appartenir à l’élite, et le cynisme affecté de son amant qui la manipule à des fins strictement professionnelles, elle touche et émeut par son aspect pathétiquement humain. En incarnant tous les pseudo-paradoxes de son époque, elle met à jour leur vacuité, confondant autant de catégories invalides que de positions prétendument univoques. « Eliane a repris sa tête renfrognée de femme qui sait la vérité ».
Si l’héroïne de Duteurtre n’exaspère pas le lecteur, pas plus d’ailleurs que le reste du casting, c’est parce que l’on sent sous la plume de ce dernier une authentique affection pour ses personnages. Il ne méprise nullement ce qu’il décrit, mais donne à voir des faits réels dans l’exigence de construire une véritable narration. On trouve ici, mises en application, les préoccupations qui sont les siennes dans le cadre de L’Atelier du Roman : s’inscrire dans un genre et donc en remettre à jour la tradition. Ainsi le patron d’Eliane, chez qui il serait de bon ton de voir une caricature de Jean-Marie Messier, n’est justement qu’un PDG, concret et signifiant, comme se doit de l’être un personnage romanesque. Au même titre que son amant, héritier d’un titre de noblesse, vague sympathisant du fascisme à la française, manipulateur et loser à la fois, qui trouve ici toute la justesse de ton nécessaire à son élaboration. L’ironie distante que Duteurtre emploie dans son récit génère la possibilité même d’appropriation que tout lecteur se doit d’attendre d’une histoire que l’on écrit et de personnages que l’on créée sous son nez. Raison pour laquelle on suit la jolie plume de Benoît Duteurtre jusqu’au terme de son parcours, sans sourciller. D’autant que le final est à la mesure de l’héroïne et sombre dans le pathétique le plus paroxystique qu’on puisse imaginer : « la rebelle semblait puiser des forces cachées, puis elle eut un geste de recul avant de lancer brutalement la tête vers l’avant pour projeter sa bombe symbolique : l’épais crachat décrivit une courbe presque parfaite avant de s’écraser sur la tombe de Pétain, à côté d’un rameau de bronze ». Benoît Duteurtre signe ici un roman, plutôt bien écrit. Rien que ça.