Il devrait suffire de signaler qu’Enrique Vila-Matas n’a jamais caché l’admiration qu’il voue à Augusto Monterroso pour déclencher chez les lecteurs éclairés le désir irrépressible d’aller y voir d’un peu plus près. Ils ne seront pas déçus : plein d’esprit, d’humour, de paradoxes et de passages secrets vers d’autres pans de la littérature mondiale, Mouvement perpétuel est un livre inclassable où les amateurs de Borges, de Rulfo ou (plus proche de nous) de Bolaño trouveront tout de suite leurs repères. A moins, après tout, qu’ils ne se perdent plus complètement encore que les autres dans le labyrinthe élaboré par un écrivain adepte du coq-à-l’âne, des empilements éclectiques et des impasses logiques, le seul fil directeur visible de ces deux cents courtes pages étant l’omniprésence inexplicable de mouches. Enfin, presque inexplicable. « Il y a trois sujets à traiter, affirme Monterroso en commençant : l’amour, la mort et les mouches. Depuis que l’homme existe, ce sentiment, cette peur et la présence des insectes n’ont cessé de l’accompagner ». Et d’ajouter, ironiquement dédaigneux : « Je laisse les autres traiter les deux premiers sujets ». Un livre sur les mouches, donc ? A le feuilleter, on constate que l’écrivain n’a guère respecté son programme, ou plutôt qu’il s’en est débarrassé sur ses collègues ; en fait de mouches, on ne trouvera qu’une petite (mais amusante) anthologie de citations littéraires (Lucien, Barbusse, Wittgenstein, Jaurès ou Maître Eckhart) placées en tête de chacun des textes, toutes contenant au moins une mouche. Et entre les mouches, donc, une série de textes plus ou moins brefs, plus ou moins comiques, à cheval sur la fiction et l’essai philosophique, la dissertation littéraire et l’autobiographie trafiquée.
Né en 1921 au Honduras, Augusto Monterroso était en fait de nationalité guatémaltèque, comme son père. Il eut une jeunesse politiquement turbulente, écopant d’un long passage en prison sous le règne du général Jorge Ubico, dictateur de sinistre mémoire. Jacobo Arbenz Gúzman eut ensuite le temps de lui offrir un poste de consul en Bolivie avant d’être renversé ; Monterroso s’exila alors au Chili avant de s’installer au Mexique, en 1956, et de n’en plus bouger jusqu’à sa mort, le 7 février 2003. Parodiques, excentriques, ironiques, en fables ou en romans, ses textes lui valurent une notoriété continentale (on le connaît dans toute l’Amérique Latine) puis mondiale (on le lit beaucoup en Italie, notamment, où il avait trouvé en la personne d’Italo Calvino un admirateur de haut calibre). Chez nous, deux livres seulement ont été traduits avant celui-ci, deux livres qui disent malgré tout son caractère joyeusement loufoque : Fables à l’usage des brebis galeuses et, surtout, Œuvres complètes (et autres contes). Fables ? Contes ? Roman ? Essai ? Monterroso navigue délibérément d’un genre à l’autre, sans jamais s’arrêter, dans un « mouvement perpétuel » qui justifie le titre de ce livre-ci : « La vie n’est pas un essai, bien que nous essayions beaucoup de choses ; ce n’est pas un conte, bien que nous inventions beaucoup de choses ; ce n’est pas un poème, bien que nous rêvions de beaucoup de choses. L’essai du conte du poème de la vie est un mouvement perpétuel ; c’est ça, un mouvement perpétuel ».
Il y a donc de tout là-dedans : une méditation sur le palindrome, une pudique déclaration d’amour à Borges (avec inventaire des conséquences possibles de sa lecture, classées en deux catégories : bénéfiques et maléfiques), des vignettes fictionnelles, des considérations de comptoir, une méthode faillible pour « se débarrasser de cinq cents livres » ou une conférence intitulée « Solennité et excentricité » ; tout cela et bien d’autres choses encore, notamment des phrases du genre de celles qu’on devrait penser à recopier sur le champ dans son dictionnaire personnel des citations peu connues (celle-ci, signée Eduardo Torrès et placée en exergue d’un texte sur la petite taille : « Les nains ont une sorte de sixième sens qui leur permet de se reconnaître à première vue »). L’art de Monterroso s’accommode si bien de l’extrême brièveté qu’il touche parfois à sa perfection dans une phrase unique. La nouvelle intitulée « Fécondité » ne fait ainsi qu’une seule ligne : « Aujourd’hui je me sens bien, un Balzac ; je suis en train de terminer cette ligne ». Il se vantait aussi d’avoir écrit la nouvelle la plus courte de toute l’histoire de la littérature (« Quand il se réveilla, le dinosaure était toujours là »), nouvelle dont Calvino aimait à dire qu’il aurait aimé pouvoir créer une collection de récits d’une seule phrase qui la surpasse. Sur son cercueil, il paraît que ses amis ont posé un petit dinosaure. Les mouches, elles, continuent de voler.