Alexandre ou Qu’est-ce que la vérité ? se range dans ce qu’il est convenu d’appeler les « récits antiques » d’Arno Schmidt. Un peu à part dans son oeuvre, ces récits rédigés entre 1946 et 1955 sont l’occasion pour ce grand contempteur des conformismes intellectuels de toute une tradition allemande de revenir sur une période trop souvent mythifiée. A ce titre, le livre est tout à fait caractéristique de cette relecture critique : en racontant la progressive désillusion, lors de la descente du fleuve Euphrate, d’un jeune disciple d’Aristote quant à la figure d’Alexandre Le Grand, Schmidt règle ses comptes avec la fascination ambigüe pour l’image du grand conquérant. Tenant tout autant de la critique sociale (l’assimilation de l’impérialisme alexandrin avec le troisième Reich) que de l’« autocritique » (dans la mesure où le jeune Schmidt tomba lui-même sous le charme romantico-expressionniste d’Alexandre), ce court texte possède une force polémique extrêmement importante. Militarisation de la société, expansionnisme agressif, adhésion en masse d’un peuple à un régime tyrannique, les parallèles avec une époque pas si éloignée de la nôtre sont nombreux. Comme toujours, la bonne (ou mauvaise) conscience de l’Allemagne d’après-guerre est l’une des cibles privilégiées d’Arno Schmidt…
Evidemment, tout ce qui caractérise l’entreprise « schmidtienne » est ici présent. Jeux de langage et de pensée, syntaxe déconstruite, pratique du collage et de la citation sauvage : nous sommes en terrain connu. L’exercice du récit historique permet à l’écrivain de jouer sur le décalage impliqué par de nombreux anachronismes (voulus par lui) et sur une érudition maniaque qui confère au texte une étrangeté fascinante. Certes, la rigueur historique et philologique s’efface quelque peu devant une formidable liberté de ton. Mais c’est précisément en cela que ces récits antiques séduisent : à mille lieues de l’exercice de style, ils sont surtout l’occasion d’une brillante et féroce satire de l’Allemagne du XXe siècle.