Antonio Lobo Antunes est une sorte de Céline lusitanien, c’est-à-dire un immense styliste, et un styliste racé. Comme chez Céline ou Calaferte, ses romans ne sont pas tant des intrigues dramatisées à travers une suite d’événements qu’un surgissement éblouissant du verbe révélant et mêlant tout – êtres, lieux et temps. Que ferai-je quand tout brûle ?, son onzième roman, monologue polyphonique de 700 pages, ne fait que confirmer la maturité de procédés stylistiques déclinés tout le long de son œuvre et, osons le mot, de son génie authentiquement portugais. La voix est celle de Paulo, toxicomane, interné, exclu à l’enfance brisée évoquant son père Carlos, clown travesti, sa mère Judite, alcoolique se prostituant pour un quart de vin, ses parents d’adoption livrant un culte à leur fille morte, Rui, l’amant de son père avec lequel il se pique, son ex-fiancée Gabriela, serveuse de l’hôpital…
Tous ces personnages participent au flux, l’entrecoupant de leurs propres paroles ; il ne s’agit pas cependant d’un éclatement des subjectivités à la Faulkner, mais d’un seul lyrisme amalgamant toutes les voix. D’ailleurs, toutes ne sont peut-être finalement que celle, schizophrène, d’un Paulo investissant tous ces êtres qui l’entourent et sont pour la plupart soit morts, soit loin. C’est ce que semble indiquer l’exergue du livre : « Je suis toi et tu es moi ; là où tu es, là je suis, et en toutes choses je me trouve dispersé. Quel que soit ce que tu découvres, c’est moi que tu découvres : et, en me découvrant, c’est toi-même que tu découvres ». Déclaration liminaire qui résumerait la métaphysique de ce style : style incroyable, semblable à une inlassable incantation où les phrases rapportées, les anecdotes de l’enfance, les détails du passé strient le monologue comme autant de traumas. Le Antunes ancien psychiatre se sert de ces motifs obsessionnels de la douleur humaine afin que le Antunes poète transforme ce bégaiement névrotique en anaphores incantatoires qui font s’élever la spirale d’une beauté poétique incomparable. De même, la prose du texte, perdant sa ponctuation, se découpant par moments sur la page, frôle la versification. Tout ici tend vers la poésie pure, et ce qui structure chacun des chapitres n’est pas une chronologie mais la puissance évocatrice d’une image poétique qui fonctionne comme un attracteur fusionnant les scènes, les époques et les êtres. Les voix des personnages, quant à elles, se recoupent systématiquement autour des trois thèmes principaux : l’amour frustré, la mort de ceux qu’ils aiment, l’ombre de leur propre mort. Bref, du symbolique et de l’universel ordonnant la matière brute de la souffrance humaine.
La réaction à cette universelle souffrance, pour Paulo comme pour Antunes, c’est l’écriture. L’écriture comme un amour enfin déclaré, l’écriture comme une science nécromancienne qui tente de ressusciter et de sauver les morts : « Vous êtes des fantômes vous que j’ai perdus, et moi aussi je suis un fantôme parce que je vous cherche parmi les ombres ». L’écriture de ce lyrisme chauffé à blanc, poussé à bout malgré la conscience d’un tragique absolu : « Comment lui expliquer que seule la douleur existe et qu’il n’y a aucune balançoire pour la fuir, impossible de toucher le ciel du bout des pieds ». Traumatismes insurmontables ou damnation des Dieux, ce sentiment écrasant de la fatalité, c’est le fado, c’est l’âme portugaise poussée jusqu’au bord de l’abîme océanique qu’Antunes incarne. Dans toute sa splendeur.