Toute la lumière que nous ne pouvons voir est l’histoire d’une double disgrâce. Physique pour Marie-Laure LeBlanc, jeune aveugle fuyant avec son père un Paris soumis au joug allemand. Spirituelle pour Werner Pfennig, technicien radio surdoué, enrôlé dès l’enfance dans une école hitlérienne. Le point de convergence : un Saint-Malo sombrement féérique, hanté par la mort, l’absence et la promesse inaccessible d’un après apaisé. Roman d’aventures aux articulations complexes, le livre d’Anthony Doerr, best-seller outre-Atlantique, vient de remporter le prestigieux Prix Pulitzer. « On a connu le jury plus exigeant », minaudait récemment Le Monde. Toute la lumière que nous ne pouvons voir est pourtant, au sens noble du terme, un grand roman populaire, réussissant – la prouesse n’est pas si commune – à concilier exigence littéraire et puissance narrative, attention aux détails et sens aigu de l’empathie. Rencontre avec un auteur comblé.
Chro : On comprend, en lisant les remerciements de votre livre, que c’est Francis Geffard, votre éditeur français, qui vous a fait découvrir Saint-Malo. Racontez-nous comment ce livre est né…
Anthony Doerr : Je me trouvais dans un train pour New York ; nous sommes entrés dans un tunnel, les téléphones ne captaient plus rien. Mes pensées ont dérivé vers les communications, la question des réseaux… J’ai songé au fait que, bizarrement, nous tenions tout cela pour acquis, désormais. Les ondes, les distances… C’est ainsi que j’ai commencé à réfléchir à la trame du livre. Plus tard est venue l’idée de cette petite fille aveugle.
Et Saint-Malo ?
Ensuite, en effet, je me suis rendu à Saint-Malo, pour le festival Etonnants Voyageurs. Un soir, nous sommes sortis d’un restaurant de la vieille ville. Il était minuit passé, j’avais un peu perdu la notion du temps. La lune était haute dans le ciel, la marée basse, je regardais toutes ces vieilles maisons, ces ruelles. J’avais l’impression d’évoluer dans le livre de quelqu’un d’autre. Le jour suivant, tandis que je me promenais avec Francis, il m’a expliqué que la ville, contrairement aux apparences, avait en grande partie été détruite pendant la guerre. Pour moi, ça été comme une révélation. J’ai compris que le roman allait se passer en partie en ce lieu.
Avez-vous eu d’emblée vos deux personnages en tête ?
J’ai tout de suite su que Marie-Laure allait devenir aveugle. Et il était clair que Werner fabriquerait des radios, que ses compétences techniques seraient grandes. Mais avant que les personnages deviennent ce qu’ils sont, il faut du temps – des semaines, parfois des mois. Il est impossible de faire l’économie de ce processus de maturation.
La première chose qui frappe à la lecture, c’est que vos chapitres sont particulièrement brefs…
Vous savez, j’ai de jeunes enfants, des jumeaux ; ils ont 11 ans aujourd’hui, et ce n’est pas très facile de travailler de façon continue quand ils sont à la maison. L’idée de terminer un chapitre puis un autre était très satisfaisante pour moi. Et ça n’était possible que s’ils étaient courts.
Voilà une réponse étonnement honnête pour un écrivain !
Oui, je ne devrais pas dire ça, n’est-ce pas ? (Rires). Et cependant, le fait est là. J’aime travailler à une échelle miniaturisée, œuvrer sur des chapitres qui se suffisent à eux-mêmes, organisés autour d’un élément unique : un escargot, un musée, un personnage marchant dans la rue, etc. Par ailleurs, il me semble qu’il est valorisant, pour un lecteur moderne, de pouvoir lire ainsi par fragments – d’avoir l’impression de progresser par étapes.
J’aime travailler à une échelle miniaturisée, œuvrer sur des chapitres qui se suffisent à eux-mêmes, organisés autour d’un élément unique
D’autant que la structure, elle, est assez alambiquée.
Le livre se divise en treize parties, en effet. Je savais que les enfants allaient se rencontrer à la fin, on comprend ça très vite. Et je ne voulais pas que le lecteur attende d’arriver au terme de sa lecture pour que ça arrive. D’où les fréquents allers-et-retours dans le temps.
Est-ce autour de cette idée de rencontre que s’est bâti le roman ?
J’avais certaines idées en tête. Je savais de quelle façon les choses allaient se terminer pour Werner. C’est un personnage qui commet un grand bon nombre d’erreurs. Bien sûr, il avance vers une certaine rédemption. Mais elle est trop tardive. Le vrai aveugle, c’est lui.
Comment se met-on dans la peau d’un personnage non-voyant, à ce propos ?
J’ai lu des récits de gens aveugles. A Boise, Idaho, la ville où je vis, il y a un centre pour les non-voyants, que j’ai assidument fréquenté. Marie-Laure ne naît pas aveugle, cependant : elle le devient. Et on connaît l’étonnante plasticité du cerveau des enfants, leur faculté hors du commun à apprendre. Marie-Laure s’adapte. Très vite, elle parvient à lire.
Et elle lit Jules Verne. Pourquoi lui ?
Parce que je l’ai lu moi-même quand j’avais 10 ans et que je ne m’en suis jamais remis. Je garde un souvenir très intense de la lecture de 20 000 Lieues sous les mers, par exemple. Mais l’histoire elle-même, j’avais fini par l’oublier. J’aime cette idée de redécouvrir des choses de l’enfance, de les exhumer.
Avez-vous hésité au moment d’écrire sur le nazisme, sur un personnage instrumentalisé par le régime nazi ?
Oui, c’est un défi qui m’a valu beaucoup d’inquiétudes. Comment éprouver de l’empathie pour un tel personnage ? Il existe un consensus autour de l’idée que tous les Nazis sont mauvais, irrécupérables. Pour Werner cependant, je voulais nuancer les choses. Voir si on pouvait trouver un équilibre chez lui. En faire la victime d’un système, en somme. Bien sûr, il a le choix, mais il est encore enfant quand ce choix lui est offert. Ce personnage représentait un vrai challenge pour moi. J’avais peur que le lecteur se détourne de lui par dégoût. Ça aurait mis le livre par terre.
Dans la première partie, son ami Frederick lui dit que son problème, c’est qu’il pense avoir un contrôle sur sa vie.
Frederick agit comme un révélateur. Il montre à Werner que les conséquences de ses choix peuvent s’avérer terribles. Le vrai héros, c’est lui. Celui qui met sa vie en jeu. A l’époque, c’est une posture quasi suicidaire : on ne soustrait pas impunément à la machine. Werner, lui, ne prend pas les bonnes décisions. En toute franchise, je remercie la Ciel que nos enfants n’aient pas à vivre dans un tel monde, à faire de tels choix. En ce qui concerne Van Rumpel, un Nazi banalement néfaste, les données étaient autrement simples.
Oui, on se trouve en présence d’un personnage nettement plus monolithique.
Et il y a un autre point qui m’intéresse et que je me dois de souligner : c’est la question de la technologie. Hitler et Goebbels se servaient de la radio comme d’un outil de propagande, d’endoctrinement des masses. L’idée était d’empêcher les gens de penser. L’Etat Islamique fait la même chose aujourd’hui quand il se sert de YouTube. Ainsi, mon roman n’est pas seulement un livre sur le passé. C’est aussi un livre sur la façon dont la technologie peut changer nos vies, pour le meilleur et pour le pire.
La question de la technologie m’intéresse. Hitler et Goebbels se servaient de la radio comme d’un outil de propagande. L’idée était d’empêcher les gens de penser. L’Etat Islamique fait la même chose aujourd’hui avec YouTube.
Votre livre a reçu un accueil critique et public hors du commun, mais je voudrais revenir deux minutes sur cette saillie de William Vollmann qui, dans le New York Times, a déploré que vous n’alliez pas au fond des choses. Je cite : « All the Light We Cannot See is more than a thriller and less than great literature. As such, it is what the English would call “a good read.” Maybe Doerr could write great literature if he really tried. » Qu’avez-vous à lui répondre ?
(Sourire.) Mon éditeur était fou de rage quand cet article a paru. Mais il y en a eu deux autres dans le même journal, plus gentils. Pour un auteur, ce moment où sort le livre et où les critiques s’en emparent est celui où on se sent le plus nu, le plus désarmé. Le livre a reçu tant de bonnes critiques ! Le retour de bâton était inévitable. Mon roman, je le vois un peu comme un conte de fées. Une aventure. Je voulais susciter avant tout l’émerveillement du lecteur. C’est pourquoi je pense que la critique de Vollmann est un peu sans objet. Il me prête des ambitions que je n’ai pas. Je suis mu par une curiosité intellectuelle que j’essaie de transmettre à mon lecteur mais ce texte n’est pas un traité de métaphysique.
La critique de Vollmann sur mon roman est un peu sans objet. Il me prête des ambitions que je n’ai pas.
Je reviens à la question du succès. Je suppose que vous avez été pris de court. Est-ce qu’après coup, vous arrivez à comprendre ce qui s’est passé ?
A ce jour, le livre est en cours de traduction dans 38 pays, il s’est magnifiquement vendu aux Etats-Unis et il a été acheté par le cinéma. Quelle explication donner à un tel miracle ? On parle d’un roman qui ne met aucun Américain en scène. D’un récit dont l’un des personnages principaux est un jeune Allemand enrôlé par les Nazis. Alors… De toute façon, on ne doit pas penser au succès quand on écrit, je crois même que ça libère de ne pas y penser. A posteriori, bien sûr, je me suis maintes fois posé la question. Une piste possible : nous vivons dans un monde d’abondance et les gens aiment se rappeler qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Aujourd’hui, je veux une mangue, je veux une veste en cuir, je veux un avocat, je peux les avoir. Tout de suite. L’autre jour, au bord d’un canal d’Amsterdam, j’ai vu un pain flotter à la surface de l’eau. Et je me suis dit : en d’autres temps, quelqu’un aurait plongé pour aller le chercher. Un autre point d’importance : les libraires. Ils ont aimé le livre, réellement. Ils l’ont soutenu, l’ont conseillé passionnément. Reste que le succès a quelque chose de profondément irrationnel. Par ailleurs, tout le monde vous félicite et est content pour vous, mais ce n’est pas ça qui rend le roman meilleur. On peut être heureux ; il n’y pas spécialement de quoi être fier.
Bizarrement, votre roman est plein de vie. Malgré son cadre et son sujet tragiques, il en émane même une certaine féérie. Personnellement, j’ai ressenti jubilation comparable à la lecture de Nabokov ou, plus près de nous, de David Mitchell.
Oui, ce sont deux auteurs que j’affectionne beaucoup. La joie que l’on peut éprouver à entraîner le lecteur dans son monde, à le sidérer, à l’étonner n’est pas une chose anodine. Et le langage est un bon moyen d’y parvenir. Quel que soit le sujet qu’il aborde, Nabokov me rend toujours heureux de la même façon, car son écriture transcende son sujet.
Choisir un pays étranger comme cadre pour un roman n’est jamais facile, mais je trouve que vous vous en sortez magnifiquement. Comment vous y êtes-vous pris ? Etes-vous venu souvent en France ? A Paris, à Saint-Malo ?
Il y a eu cette première fois, à l’occasion du festival Etonnants Voyageurs. Par la suite, je suis revenu deux fois à Saint-Malo. A Paris aussi, bien sûr, notamment au Jardin des Plantes. Et en Allemagne. Une fois que l’on sait où va l’histoire, tout devient plus simple car on sait ce que l’on cherche.
La suite ?
Pour l’instant, je joue avec des idées, mais rien ne me plaît vraiment. La saison est belle. Je profite de mon temps à Paris.
Toute la lumière que nous ne pouvons voir d’Anthony Doerr (traduit de l’anglais par Valérie Malfoy, Albin Michel)