Dès les premières pages, nous serons explicitement avertis. La Nation, valeur sacrée qui légitime que l’on sacrifie sa propre vie et celle des autres, la belle et fière Nation, son nom glorieux, divin et immortel, qui mène les foules en masse sur les champs de bataille et pour lesquels il est juste d’abattre le diabolique ennemi… Et bien la Nation, toutes les Nations, c’est un bricolage, un kit Ikéa, une vue de l’esprit, une invention, un fumeux projet d’instituteurs zélés.
Incroyable ! Pourtant toutes les pièces du dossier sont là, méthodiquement réunies et présentées par l’auteur, directeur de recherche au C.N.R.S., que l’on ne saurait soupçonner de falsification. Tout au contraire ! Voilà bien des rideaux de mensonges et de fumées qui s’éparpillent à notre plus grand soulagement, et pour notre plus grand plaisir. Je ne sais pas pour vous, mais moi j’étais du genre à me poser ce genre de question : « Pourquoi les Auvergnats et les Normands sont tous appelés à participer au plébiscite de la nation française, mais non point les Lettons et les Andalous ? » Ça pouvait paraître idiot, le livre m’a appris que non. Pourquoi ? Et bien parce que lorsqu’on parle de la nation, on est dans le domaine de la fabrication, de la saga, du bla-bla, du mensonge, de la dissimulation et de la tromperie. Pure invention, pur arbitraire, pure chimère. Stupéfiant !
La leçon d’histoire est ici magistrale et régalante. On ne lit pas, on dévore, sautant avec une allégresse non feinte de chapitre en chapitre pour voir dégringoler un à un tous les miteux échafaudages (avec une larme de compassion muette pour le pauvre soldat inconnu qui sert de paillasson aux touristes sous l’Arc de Triomphe. Pauvre gars ! S’il avait su…). « La véritable naissance d’une nation, c’est le moment où une poignée d’individus déclare qu’elle existe et entreprend de le prouver. » Ainsi donc, nos belles nations « immémoriales » qui nous rendent si fiers, dont le souvenir des grands hommes et des héros nous font encore frémir les poils, remontent au mieux au XVIIIe siècle pour les plus anciennes. « Pour faire advenir le nouveau monde des nations, il ne suffisait pas d’inventorier leur héritage, il fallait bien plutôt l’inventer. » Et en ce domaine, ça n’a pas chômé : le nombre de faux, de trucages, de pastiches, de trouvailles est incalculable. On en reste le souffle coupé. Des faux suffisamment parfaits pour que l’on y croie encore dur comme fer. A l’origine de toute nation, il y a la légende, et cette légende est véritablement légendaire, la preuve ou plutôt les preuves…
« La nation naît d’un postulat et d’une invention. Mais elle ne vit que par l’adhésion collective à cette fiction. Les tentatives avortées sont légion. Les succès sont les fruits d’un prosélytisme soutenu qui enseigne aux individus ce qu’ils sont, leur fait devoir de s’y conformer et les incite à propager à leur tour ce savoir collectif. Le sentiment national n’est spontané que lorsqu’il a été parfaitement intériorisé ; il faut préalablement l’avoir enseigné. » Toutes les contrefaçons de l’histoire sont ici démontées, pièce par pièce, et c’est un véritable bonheur de comprendre à quoi peut servir le C.N.R.S. tant qu’il existe encore… Du travail d’artiste.
Les nations n’ont donc rien de réel. Et le nationalisme est une camelote sinistre qui brille de faux ors en pur toc. Pures créations de l’esprit à visée totalitaire, on y trouve à l’origine des imposteurs acclamés chaudement par quelques millions de crétins, qui à défaut d’avoir une identité propre, un peu perdus dans la modernité et certainement faibles d’esprit, adhèrent en masse à l’identité collective qu’on leur a taillée sur mesure, crétins endossant avec obéissance aveugle des crétineries, et s’y trouvant, ma foi, si bien qu’ils peuvent empiler bravement cadavres sur cadavres dans les charniers d’une terre qui paraît-il leur appartient de tout temps sans même se poser de questions et sans haut-le-cœur. Pourquoi ? Parce que « eux » c’est « eux », tandis que « nous », c’est « nous ».