Dublin, 2009. L’Irlande sombre dans la crise, Gina fait le point. Dans ce nouveau roman d’Anne Enright, il est question de liaisons extra-conjugales, de ruptures, de retrouvailles. L’Irlandaise gratte le vernis du couple, découvrant des abîmes d’incompréhension, des consensus mous, des accords négociés, des ratés impardonnables. Et en fait de valse, c’est une playlist complète qu’elle nous offre : dix-neuf (brefs) chapitres et autant de titres de chansons, Dylan, Elvis, Duke Ellington, Shirley Bassey, Ella Fitzgerald, Leonard Cohen, Les Supremes, on en passe… Autant d’airs pour approcher les états d’âme de Gina et s’immerger au fond d’un esprit tourmenté.
Il faut dire qu’Anne Enright joue une partition difficile : son histoire est bouclée à la fin du prologue. Il y a la narratrice, l’enfant, son père, un baiser annoncé comme « le premier évènement officiel de notre amour ». Ceci posé, le reste du roman consiste en une mise en place plus ou moins cohérente des souvenirs de Gina. C’est là que l’Irlandaise joue son tour de force, imposant une vie plus vraie que nature avec son lot de clichés, de méchanceté, d’égoïsme, d’ennui. Gina hésite. Elle réinvente. Elle se souvient comme n’importe qui se souvient, avec des éclipses, des rajouts, un rayon de soleil pour faire joli, ou plus romantique : « C’est là que je l’ai vu pour la première fois. Le destin n’y était pour rien, bien que je rajoute la lumière de l’été finissant et une belle vue ». Comme elle ne sait pas trop où elle en est, son histoire a une tendance hystérique, façon femme au bord de la crise de nerfs. « Je ne sais pas pourquoi je devrais m’inquiéter de ses infidélités envers Aileen, surtout quand on pense que j’étais l’une d’entre elles. Je m’en fiche. Il m’aime à présent. Ou il m’aime aussi. Ou. Je l’aime. Et c’est bien là tout ce que nous pouvons savoir, tous autant que nous sommes ».
Il y a une gamine bizarre parce qu’épileptique, l’ex-femme dépressive renommée « épouse zombie », un mari adorable, une soeur donneuse de leçons, et beaucoup de mal-être. Enright s’attache à des détails futiles, des descriptifs vestimentaires, des analyses d’intérieurs façon mode et décoration. Gina se laisse porter, grinçante, égocentrique. Plus on avance dans ses souvenirs, moins on comprend ce qui l’a conduit où elle en est. Elle-même d’ailleurs ne semble pas avoir décidé grand-chose. Son récit se fait bruit de fond, toile sonore babillante, drôle parce qu’amère, incroyablement quelconque, n’importe qui, tout le monde. On pardonne volontiers à Enright les longueurs de la deuxième partie du roman, tant son écriture reste réactive, pointue, drôle. Pas facile, de transposer sur papier une vie banale. Gina serait une bonne copine, il faudrait lui dire qu’elle fait beaucoup de bruit pour pas grand-chose ; mais elle est personnage de fiction : on la suit jusqu’au bout, pour une conclusion, sans (grande) surprise. Après l’aventure, place au « couple barbant ». Bon courage.