Malgré une traduction tardive (vingt ans après sa publication en anglais !), ce recueil d’une auteur indienne jusque-là inconnue en France n’a rien perdu ni de son tempérament, ni de sa fraîcheur. Ses huit fictions font sauter des verrous bien rouillés de la société indienne : mariage arrangé (« Bahu »), culte de l’homme éduqué et spirituel (« Le fantôme de la barsati »), reproduction sociale et propension des hommes à devenir de gentils bureaucrates (« Prophétie »), clichés et préjugés régionalistes auxquels n’échappe pas la plus grande démocratie du monde, etc. Clairement, les hommes en prennent pour leur grade. Au mieux, ce sont des « pères adorés mais absents » ou des maris grincheux mais travailleurs ; au pire, des bellâtres bluffeurs ou flambeurs. La nonchalance des uns au travail, la violence des autres dans le cadre conjugal n’échappent pas à la plume d’Appachana, dont les constats sur la condition féminine et les inégalités homme-femme sont nets et tranchés, sans pour autant céder à la pure noirceur.
Mes seuls dieux secoue donc suffisamment le lecteur pour le tenir en haleine. Appachana ne se limite ni à la critique sociale ni au drame conjugal. Manier les armes de la fiction lui permet de balayer plus large et de sonder les horizons bouchés dans la bourgeoisie indienne. A la lire, on perçoit que sous couvert de modernisme, c’est le poids des convenances et des hypocrisies qui bloquerait le train indien en marche. Dans ses nouvelles, même les femmes les plus libres en apparence sont enchaînées à une logique du soupçon et à des idéologies chaudement tapies sous de beaux discours. Sans compter les blocages liés à tout ce qui relève du sexe ou de la féminité, évoqués dans une nouvelle où deux étudiantes d’une résidence universitaire se trouvent réduites à récupérer et vendre des cartons de rebut pour se payer un gynéco.
La bonne tenue du recueil tient par ailleurs à son équilibre. En multipliant les focales et les points de vue (celui d’une fille adorant sa mère dans « Mes seuls dieux » et celui d’une mère adorant sa fille dans « Sa mère »), l’auteur fait respirer ses récits. Elle tisse aussi des liens entre plusieurs nouvelles. La composition est au final soignée, bien que presque minimaliste dans ses effets de style. On peut toutefois regretter des fautes de goût, certaines fins notamment dont la verdeur ne laisse pas une belle durée en bouche. Une ou deux nouvelles sont aussi franchement moins réussies. Mais pour se forger un avis complet sur Appachana, il faut pouvoir lire Listening now, le roman qui a suivi la publication de ce recueil. Sauf qu’il n’a encore jamais été traduit en français. Qui s’y colle ?