La Soif. Troquer une gueule dont la seule vue dans un miroir est devenue intolérable contre un hypothétique oubli puisé dans les vapeurs éthyliques. Espoir illusoire et irréalisable qui détruit lentement Kostia, fantôme rentré de Tchétchénie sans visage, en même temps qu’il lui permet de vivre. C’est ce qu’Andreï Guelassimov (dont le premier recueil de nouvelles, Fox Mulder a une tête de cochon, cinq nouvelles autour de la Russie ordinaire, paraît également ces jours-ci chez le même éditeur) raconte ici. Dynamique hachée, succession de portraits, moments signifiants d’une trop courte existence : le roman hyper visuel joue d’effets divers, éloignements, rapprochements, comme dans un jeu rapide de mouvements saccadés. Traitant de l’absurde, de la vacuité, de la vanité (autant de ressentis tempérés par l’espérance que rien ne parvient à noyer totalement), ce texte témoigne d’une humanité immense, qui ne devrait pas résonner dans le vide. Le récit se noue autour des pérégrinations tragiques et burlesques de trois personnages, hier soldats en Tchétchénie, aujourd’hui démobilisés, à la recherche d’un de leurs camarades. Celui qui nous intéresse se nomme Kostia ; avant que ses anciens camarades ne viennent le chercher, il joue seul dans son appartement un jeu dangereux : boire, dormir, sombrer dans l’oubli au rythme des bouteilles de vodka. Oublier ? Oublier un visage en lambeau, cramé, ravagé ; le tank de patrouille attaqué par les snipers en Tchétchénie, le passé à l’intérieur, laissé pour mort, avant qu’enfin on l’en sorte. Les vêtement fondus sur la peau, les paupières disparues, plus rien sinon l’horreur d’un visage dévasté dont la vue pour beaucoup est simplement insupportable. Un visage pour faire peur aux enfants. Un visage à ne plus jamais sortir. Mais puisqu’il faut partir à la recherche de Sérioja disparu, Kostia ressort ; et au milieu de l’apparente cacophonie qui guide les trois hommes sur les routes réapparaît lentement une identité disparue, tandis que se brise le cercle infernal.
En revenant sur ses traces, en affrontant ses fantômes, Kostia, confronté à ses souvenirs, à son passé, à ces moments qui l’ont façonné, parvient lentement à se reconstruire. Progressivement se recompose un portrait : l’école et le directeur qui le poussait à dessiner, encore et encore, lui apprenant à regarder le monde tout en noyant son propre malheur dans des litres de vodka avalés comme de l’eau ; les vacances passées avec son père, ancien militaire formateur jamais envoyé sous le feu, parti refaire sa vie avec une journaliste ; un beau père inconsistant et pitoyable et une mère jalouse ; une enfance laissée de côté dont on rêverait retrouver le goût. En revenant sur tous ces moments, Guelassimov entremêle trois récits : la quête des trois soldats d’une part, la guerre et sa mémoire (les snipers à Groznyï, la peur, le tank qui explose) d’autre part, l’enfance, enfin, dont le souvenir vivace est peut être le seul moyen de renouer avec la vie. Rien de pathétique dans tout ça : le ton qu’utilise Guelassimov n’en laisse pas la possibilité. Alors que le livre s’ouvre sur le suicide annoncé de Kostia, dans un appartement clos où on mesure du temps en fonction des bouteilles de vodka restantes, le retour à la vie se fait progressivement et n’en est que plus émouvant, traité avec un décalage léger. Vie, douleur, mémoire et oubli se tissent au fil du récit et des dessins que le héros sème sur son chemin. Témoignages de sa vie d’avant, traces d’un avenir qui n’existera pas mais qu’il aurait aimé connaître, il raconte sous son crayon ce qui a disparu et retrouve peu à peu ce qu’il attendait depuis longtemps : une envie de vivre, la fin de l’attente.