André Vers ? Son nom n’est connu que d’une poignée d’amateurs qui, d’une manière ou d’une autre, ont eu entre les mains l’un des quatre livres qu’il a publiés en quarante ans ; certains ont pu venir à lui par l’intermédiaire de ceux, plus célèbres, qui furent ses amis et dont il célébrait le talent sans jamais dire tout haut qu’il avait lui-même écrit : René Fallet, Georges Brassens ou André Hardellet, le discret et formidable auteur du Parc des archers. Ce dernier lui dédie le voluptueux et scandaleux Lourdes, lentes, et fera de lui son exécuteur testamentaire. Occupé à rédiger une thèse sur Hardellet, le futur romancier Philippe Claudel le rencontre à plusieurs reprises à la fin des années 1990 pour recueillir son témoignage. Ils resteront amis, et c’est à « Dédé » Vers, ainsi qu’il l’appelle, que seront dédiées Les Ames grises ; il signe aujourd’hui la préface de cette réédition. Né en 1924 dans le quartier des Halles, Vers devient apprenti ajusteur à l’âge de quatorze ans, puis travaille dans une usine d’aviation, période qu’il évoquera en 1953 dans son premier roman, Misère du matin. Usager assidu des bibliothèques publiques, il commence à écrire des poèmes qu’il envoie à Jacques Prévert, avec qui il se liera d’amitié. Après des cours du soir, il devient dessinateur industriel, puis change de voie et devient, au tournant des années 1970, représentant en librairie. Il meurt en 2002, à l’âge de 78 ans, non sans avoir publié un recueil de souvenirs intitulé C’était quand hier ?
Martel en tête, deuxième de ses trois romans, a paru en 1967 chez Edmond Nalis, éditeur aujourd’hui oublié. « Martel en tête, écrit Philippe Claudel, c’est au fond une histoire simple, qui nous concerne car nous avons tous été, à un moment ou à un autre de notre existence, dans la peau de Bricou, le héros : celui qui se sent inutile, perdu, fichu. Celui qui se convainc que les autres se moquent de lui, qu’ils rient dans son dos, qu’ils le rejettent. Celui qui est de trop. Ou en tous cas qui s’en persuade si bien que rien ne peut l’en faire démordre ». L’histoire se passe autour d’un petit village auvergnat, vers le milieu du siècle, imagine-t-on, dans une époque et dans un pays où pas grand-chose n’a changé par rapport au siècle précédent. Le héros, Bricou, est un brave garçon de ferme un peu simple, âpre à la tâche, marié à une femme dont il ne partage plus le lit, et qui n’aime rien tant qu’aller s’isoler avec ses bêtes, là-haut sur la montagne, durant de longues journées méditatives et solitaires. On pense parfois aux tableaux paysans d’un Marcel Aymé, à ceci près que l’ironie d’André Vers est plus tendre, moins caustique que celle du maître de Dole ; s’il pique et se moque volontiers (les paragraphes dans lesquels il décrit la naïveté, la bondieuserie ou l’anachronisme de ses personnages sont souvent très drôles), Vers ne se départit jamais d’une profonde empathie pour les habitants de son petit univers champêtre, et en particulier pour ce Bricou qui, on l’aura deviné, ne va pas tarder à se mettre martel en tête pour une broutille.
Son idée fixe ? Tout le monde le rejette, parce qu’il a la gale. Il n’a évidemment aucune idée de ce que c’est, et se la représente comme une sorte de monstre glouton intérieur qui condense et incarne tout son malaise et son incapacité à s’imposer aux autres. « Sans leçon ni effet, commente Claudel, Vers autopsie le corps de l’homme seul en proie à ses propres démons et chimères. Son Bricou est pauvre car il est seul dans la tempête qu’il a lui-même déclenchée. Mais être seul, n’est-ce pas la condition de l’homme, quoi qu’il advienne ? » Sous le conte auvergnat, il y a un vrai portrait de désespéré, que Vers dessine magistralement au moyen d’une langue plus riche qu’elle n’en a l’air ; impossible de ne pas se prendre de sympathie pour ce Bricou qui, au-delà du ridicule, est en prise à ce sentiment de panique et de paranoïa incontrôlable que nul ne peut prétendre n’avoir jamais éprouvé, sans se rendre compte de l’excès dans lequel il verse. « Les tragédies des autres sont toujours désespérantes », dit l’exergue d’Oscar Wilde. Un petit livre richement modeste ou modestement riche, dont l’apparente simplicité cache un art rustique mais consommé de la narration et, surtout, une manière de regarder le monde qui le rend profondément attachant.