Il est impossible, dit-on, d’aimer sa famille au-delà de trois générations. La seule façon d’éprouver quelque chose pour ses ancêtres serait d’appartenir à un clan, une minorité que l’Histoire a malmenée ; de perpétuer la pratique d’une langue inchangée depuis des siècles à tel point qu’elle finirait par être bien plus qu’un moyen de communication : un code de reconnaissance immédiate, la terre avec laquelle elle se confond, le sang lui-même.
Alexander MacDonald fait partie du clann Chalum Ruaidh. Il n’a pas oublié son « arrière-arrière-arrière-grand-père », Calum Ruadh, parti d’Ecosse en 1779 pour s’installer dans le nord de l’Amérique et y fonder une dynastie. Deux siècles plus tard, le patriarche et ses descendants les plus actuels forment un seul et même bloc familial. Le narrateur se penche donc sur plusieurs passés. Avec sa sœur jumelle, il revit la disparition de ses parents tombés sous la glace ; malgré cette cicatrice éternellement ouverte, il se souvient de leur enfance heureuse et protégée au milieu de leurs grands-parents, leurs frères et cousins aux cheveux roux comme les leurs. Il y a aussi cette proximité spontanée et mystérieuse des animaux, présents dans le clann depuis le début. A travers les différentes directions -tant géographiques que sociales- empruntées par ses individus , ce roman est d’abord le récit d’un groupe n’ayant jamais, malgré la privation d’indépendance que peut engendrer une telle structure, perdu son identité. Calum, un des frères du narrateur, incarnera les dangers et la chute qui peuvent résulter d’un trop fort sentiment d’appartenance. Le Temps, la langue, la terre, sont une seule et même chose pour Alistair MacLeod dont le constat revêt une conviction bien plus enfouie et crédible que n’importe quelle conception politique pouvant s’en réclamer. « Puis elle leur adressa la parole en gaélique, et ils hochèrent tous la tête. Je les imitai. Ce n’est qu’après un moment que je me rendis compte qu’elle avait parlé en gaélique et que je l’avais comprise. Il me semblait avoir été loin de la langue pendant une éternité. » La Perte et le fracas, et c’est là toute la réussite de cet ouvrage, évite les écueils et les niaiseries sur lesquels de nombreux récits familiaux viennent habituellement s’échouer. Sans doute parce qu’une sourde volonté de compréhension suit l’auteur au fil des pages ; elle le pousse, derrière la description d’une baleine morte sur une plage ou l’alcoolisme terrifiant de son frère aîné, à retourner dans le passé ou le présent déjà enfui afin d’y découvrir le lien minéral qui a fait sa famille : « Comprend-on jamais l’essentiel de la vie d’autrui ? Nous cernons mal la signification profonde des dates qui n’ont jamais été couchées sur le papier, les méandres d’évènements que nous n’avons pas vécus et que nous ne percevons que par-delà la distance et le temps ». Plus qu’une saga ou un mémorandum, Alistair Macleod vient d’écrire un premier roman grave et pudique dont les strates (dialogues, paraboles, paysages, anecdotes foisonnantes) sont autant de méditations chères aux très grands écrivains. Y aurait-il, en littérature, des notions plus importantes que la durée, le langage et la mort ?