Qui ne s’est jamais senti étranger, avec le sentiment de ne pas être à sa place, perdu dans un univers sans familiarité, dont le sens nous échappe ? C’est de cette non appartenance à un monde que traitent les deux textes d’Alfred Schütz aujourd’hui traduits par Bruce Bégout (l’auteur de Zéropolis et de Lieu commun), lequel préserve toute la densité et la clarté du fondateur de la sociologie phénoménologique. Quasi-inconnu en France, Schütz fait partie des auteurs incontournables de la pensée germanique et anglo-saxonne. Né à Vienne en 1899, ce juriste de profession (il travaillera une grande partie de sa vie tout en continuant ses recherches) fut influencé par Bergson, Weber et Husserl. Ce dernier lui écrira ces lignes : « Je suis désireux de rencontrer un phénoménologue aussi sérieux et aussi profond, un des rares qui ont pénétré au cœur du sens du travail de ma vie (un accès qui est malheureusement si difficile), et qui promet de le poursuivre en tant que véritable Philosophia perennis, qui seule peut être le futur de la philosophie » ; il l’admettra ensuite dans son groupe de chercheurs, leur collaboration se poursuivant jusqu’à la mort de Husserl en 1938.
La réalité sociale, que Schütz définit comme « la somme totale des objets et des occurrences au sein du monde social culturel tel que l’expérimente la pensée de sens commun d’hommes vivant leur vies quotidiennes parmi leurs semblables, connectés avec eux en de multiples relations d’interaction », est l’objet de la sociologie phénoménologique. Cette réalité n’est pas donnée mais construite ; elle est ce monde de la vie dans lequel nous agissons et pensons, où nous avons notre place à travers la multiplicité des choses que nous accomplissons dans le quotidien. Cette familiarité du quotidien et l’appartenance à un monde donné nous permettent de vivre dans un environnement rassurant, où hommes et choses ont un rôle et une place, où les réponses aux questions posées par l’existence viennent spontanément. Etre un étranger, c’est perdre cette familiarité au monde, se retrouver face à l’Autre, celui qui donne un sens différent aux choses, même les plus banales. La réflexion de Schütz part de sa propre expérience de déraciné (il fut contraint de fuir l’Autriche avant l’arrivée des nazis) et prend en compte la pensée de Weber et sa réflexion sur la difficile position du chercheur, à la fois partie prenante de ce qu’il observe et tenu d’établir une distance critique avec cet objet. La description de la situation de l’étranger (au sens large, de celui qui arrive dans un groupe social qui n’est pas le sien) est parfaitement décrite, et laisse entrevoir la détresse de l’homme Schütz derrière le regard du chercheur.
Ici, les Autres sont ceux dont la place va de soi, ceux qui transposent leur expérience du monde sur celle de l’étranger, ne lui laissant d’autre ressource que sa propre capacité à comprendre ce monde pour pouvoir l’intégrer. On se demande, à la lecture du texte, si cet abîme entre le soi et l’Autre n’est pas à jamais infranchissable, du moins sans un effort de l’Autre pour aller vers l’étranger. Ce qui serait toute la différence entre la tolérance (dans le sens aujourd’hui répandu de « stationnement toléré ») et la volonté (comme acte) d’accepter l’Autre, de prendre une partie de la responsabilité de sa volonté de vivre dans un nouveau monde. « L’Homme qui rentre au pays », second texte présenté dans cette édition, est la description du retour dans ce qui était un monde familier, aux règles connues, ce lieu rassurant qu’est le chez-soi. Pourtant, imperceptiblement, le temps a changé les choses de place, a créé de la distance la ou il n’y en avait pas, a fait du neuf à partir de l’ancien. Car le monde de l’homme est le domaine de l’instable par excellence. Et l’homme qui rentre aux pays est celui qui en perçoit la vertigineuse fragilité.