Soixante quinze ans après sa rédaction, le premier roman d’Alexandre Vialatte paraît au Dilettante comme un lapin qui sort du chapeau d’un magicien, sous les yeux étonnés de son public. Dans l’absolu, il n’y a pourtant rien d’exceptionnel dans le fait de retrouver un inédit de Vialatte. Son œuvre est vaste et généreuse et les bonnes surprises sont courantes. Des centaines de chroniques, une vingtaine de poèmes, une correspondance conséquente, de nombreuses nouvelles, mais seulement trois romans : Battling le ténébreux ou la mue périlleuse (1928), Le Fidèle berger (1942), et Les Fruits du Congo (1951). La Complainte des enfants frivoles date de 1925 et vient donc s’ajouter à cette liste. Premier roman, dernier paru. Le monde de Vialatte est là, dès les premières lignes, avec toute sa force. Et nous voilà plongés dans son univers de craie, de becs de gaz et de tilleul. La Complainte est une sorte de genèse. Elle est délicieuse à lire parce qu’elle nous replonge simultanément, dans la tragédie du ténébreux Battling.
Certes, la construction du récit, la tension dramatique, l’intensité des rapports n’ont pas encore la force qu’elles auront trois ans plus tard, mais tout est là. Et le trouble s’installe, la magie opère. L’ambiance de la cour de récréation au moment des règlements de compte, les interminables heures d’étude durant lesquelles le meilleur passe-temps est de scruter les manies du surveillant et de trouver sa faiblesse. Tout doucement, puis plus distinctement, les râles, les ronflements, les soupirs s’échappent des dortoirs embués par tous ces petits êtres endormis et en proie aux fantômes qui peuplent leur nuit.
Le magicien Vialatte ne renonce jamais à puiser dans sa nostalgique mémoire tous les ingrédients de l’illusion. Il sait restituer en une formule l’odeur de la craie écrasée, de l’encre et de l’éponge sèche, de la pomme vieillie et des grosses racines de platane. Il avait su faire retentir le cor de chasse de Battling dans nos oreilles, il fait renaître ici le goût de la verveine, âcre et doucereux, qui soulève le cœur. L’univers de l’enfance, c’est bien connu, est fait de fantasmes exacerbés que les adultes s’emploient très vite à canaliser. Lorsque Lamourette assiste à son premier cours de philosophie, il ouvre les vannes de sa pensée. Lorsqu’il découvre la femme, il découvre son sexe dans toute sa crudité. Le mélange de frivolité et de complainte n’a rien de paradoxal. On peut être à la fois joyeux et grave, comme on peut être grotesque et sublime, comme un bataillon de pompiers qui entonne La Marseillaise. Vialatte ressuscite notre âge d’or à tous, il l’enjolive ou au contraire fait sauter la suture qui ne réussira jamais à cicatriser. Sa Complainte est une incitation. Celle de nous retourner, d’aller vérifier que l’imaginaire se mêle toujours aux souvenirs que l’on garde secrètement enfouis.