Sacré Jodorowsky ! Le très prolifique scénariste de bandes dessinées parfois réussies (L’Incal, Face de lune) mais souvent pathétiques, comme La Caste des Métabarons ou Les Technopères (à l’image de leurs titres), le réalisateur culte de La Montagne sacrée et de Santa Sangre, le fondateur inspiré du groupe Panique avec Topor et Arrabal et le gourou enseignant le tarot à des disciples dont on dit qu’ils s’habillent de violet pendant ses séances, se mue présentement en archéologue de sa propre enfance. Enfance fantasmée ou rêvée bien sûr, et dont l’histoire est avant tout celle des parents du petit Alejandro.
Au Chili, dans les années 1920, Jaime, le communiste athée, et Sara Felicidad, géante de deux mètres zéro sept et qui s’exprime en émettant des notes de musique, donnent naissance à Alejandro le jour du krach de Wall Street (d’où le titre). Mais ce dernier, qui ne saurait être un enfant comme les autres, voit son enveloppe corporelle investie par Rebbé, le rabbin-protecteur qui habite chez les Jodorowsky de père en fils. Ce ne sont là que les prémices d’aventures picaresques, sans réelle unité de temps ni de lieu où l’on retrouve sans surprise les motifs chers à Jodo : délires et dérives mystiques, telle la petite sœur d’Alejandro qui s’exprime par métaphore dès l’âge de quatorze mois (« Dans l’inauguration hostile des matins, l’orage amène une odeur de mouettes »), érotisme sentencieux et/ou loufoque (« Retenant ses larmes, mon père introduisit son sexe dans la bouche de ma mère, et après quelques va-et-vient délicats, il déposa sur sa langue un jet de sperme qui prit la forme d’une coupe, le pied vers les lèvres et le creux vers la gorge comme versant l’espoir, essence de la vie, dans les profondeurs de son pouvoir »). De même Jodorowsky, fasciné par l’Etat comme institution totalitaire, « le plus froid de tous les monstres froids » nietzschéen, précipite son père dans une lutte politique (la suppression du tyran Ibanez qui dirige le Chili) ; mais Jaime, reflet de la fascination-répulsion du peuple pour ceux qui l’oppriment, est ébranlé par les longues considérations, entre Machiavel et Raymond Aron, du colonel tyran (« Le peuple est ainsi. S’il a du pain, l’indispensable toit et du vin bon marché, il ne veut en aucune façon progresser. Il faut lui faire plaisir et le maintenir dans ce monde animal. Un salaire modeste mais sûr élimine les révolutions »). Il y perdra la mémoire durant sept ans. Pendant cette éclipse paternelle, le petit Alejandro s’ouvre à la vie et à cette entité salvatrice qu’est le Rebbé.
Certes, le souffle du récit s’épuise progressivement, et les longs développements ésotériques peuvent rapidement exaspérer. Les maladresses de traduction ne plaident guère plus en faveur de l’œuvre (un mendiant, qui glorifie la paresse et la crasse, est ainsi rebaptisé Superchômedu). Mais miracle ! Le charme opère. Jodorowsky devient un merveilleux conteur cynique et fait tranquillement triompher les tyrans et la mort, offrant aux plus pauvres les beautés transfigurées de la merde et de la faim et surtout le soutien de la bienveillante Sara Felicidad. Certains moments, souvent très brefs, sont touchés par la grâce (Sara Felicidad, pendant l’absence de Jaime, « se ramasse sur elle-même, comme si les os de sa colonne vertébrale entraient les uns dans les autres » et chante « des boléros languides d’une voix enrouée, pour dissimuler sa voix d’or ») et offrent au lecteur persévérant une révélation : Paulo Coelho est un fumiste malhonnête. Jodorowsky, lui, est un sincère charlatan.