Les éditions Christian Bourgois poursuivent, pour notre plus grand plaisir, l’édition des œuvres d’Alberto Savinio, pendant longtemps méconnu en France. Pourtant, celui qui fut le frère du peintre Giorgio de Chirico fut reconnu, dès son premier séjour à Paris, comme l’un des précurseurs du surréalisme. Ami d’Apollinaire, musicien, peintre et écrivain, il mérite d’autant plus d’être lu qu’il sut garder et approfondir, tout au long de son œuvre, la voix singulière qui résonnait en lui, mêlant échos des mythes et souffle moderne.
A la suite d’un naufrage, Ulysse est accueilli à la cour du roi des Phéaciens, Alcinoos. Il y raconte les aventures vécues depuis son départ de Troie, parmi lesquelles ses séjours auprès de Circé puis de Calypso. Après ce récit, Ulysse quitte les Phéaciens et rentre à Ithaque où sa femme Pénélope, courtisée par de nombreux prétendants, ne le reconnaît pas immédiatement. Telle est -grossièrement- l’histoire officielle d’Ulysse, telle que la chante Homère dans l’Odyssée. Savinio s’en empare sans prendre de gants. Le but de Capitaine Ulysse est clair : il s’agit de briser les aspects figés de ce personnage devenu figure mythique. Par les costumes et les décors : Circé habite ainsi dans une villa modern style et Télémaque, le fils d’Ulysse, est habillé comme un lycéen trop vite grandi. Par la mise en scène et l’intervention d’un personnage central, Le Spectateur, qui à plusieurs reprises crée le lien entre la salle et la scène, entre l’ici-et-maintenant de la représentation et l’autrefois de l’Odyssée, entre la réalité et le mythe. Par les dialogues surtout, qui modèlent peu à peu les personnages jusqu’à leur donner une réalité qui prenne sens dans le monde d’aujourd’hui.
Circé, au corps de poupée, devient ainsi figure d’un amour charnel et névrotique. « Prends-moi ! Tourmente-moi ! Nous sommes deux grands malades ! » pourrait-elle, selon Savinio, crier à son amant. Calypso représente l’amoureuse bourgeoise, aussi pleine de certitudes que manquant d’originalité, « tendre et monstrueuse synthèse de la maîtresse et de la mère », Pénélope la caricature de la femme au foyer, qui ne veut pas reconnaître son époux dans le vagabond aux apparences de pauvreté qui se présente devant elle. Minerve enfin, la déesse amoureuse du héros, apparaît ici en « vieille fille insatiable » qui veut emmener Ulysse hors de son palais pour un nouveau voyage.
Ulysse dit non à toutes, comme il dit non aux dieux, à ses matelots et à sa famille. Le sens de l’Odyssée d’Homère, ce fut le voyage plus que le pays retrouvé. Le sens de Capitaine Ulysse, c’est le désir que se termine ce voyage infini dans lequel Homère l’avait lancé pour des siècles. Ulysse finira donc par quitter la scène et suivre le spectateur dans la salle, pour enfin vivre sa vie, pour enfin pouvoir « mourir quand bon lui semblera ».