Moravia avait 18 ans lorsqu’il commença à écrire ce premier roman froid et étouffant, publié à compte d’auteur trois ans plus tard (c’était en 1929), accueilli par une critique plutôt réservée et par un public plus qu’enthousiaste. Déjà fort de colossales lectures (la tuberculose osseuse qu’il contracte enfant le cloue au lit et lui impose deux années de sanatorium, mises à profit pour découvrir Goldoni, Proust et Dostoïevski), de quelques vers et d’une poignée de nouvelles, il écrira dès lors avec une discipline « bureaucratique » (sic). Cette reprise par Flammarion des Indifférents (est également réédité Le Mépris ; le reste de l’oeuvre devrait suivre dans les mois à venir) dans la traduction originale de Paul-Henri Michel (1949) est l’occasion de redécouvrir une œuvre inaugurale d’un réalisme on ne peut plus cruel et pessimiste, au ton monotone et sans joie, d’un gris à peu près uniforme. Une villa bourgeoise, un quartier de bonne réputation, une ville italienne non identifiée ; cinq personnages liés les uns aux autres par des rapports hypocrites ; un huis clos dont les protagonistes se voudraient passionnés, affectent des sentiments qu’ils n’ont pas et ne parviennent en définitive qu’à être veules et vaguement pathétiques -des indifférents, désorientés, sans substance ni principes. L’atmosphère cotonneuse et ambiguë du récit, le retrait d’entomologiste qu’adopte le romancier font de cette chronique familiale d’une calme cruauté une peinture affligée de la superficialité inconsistante d’une certaine bourgeoisie à l’heure où l’Italie s’enlise dans le fascisme. Préoccupations futiles, totale absence d’idéaux, individualisme égoïste et légèrement cynique, mensonges par omission répétés (la mère n’est pas plus glorieuse que l’amant, la fille que le frère, et l’amie intime encore moins) : les indifférents évoluent dans un univers neutre et béant, limité de toutes parts par la suffisance d’un regard étroit que Moravia ne prend même pas la peine de stigmatiser. L’ambivalence du jugement de l’auteur persiste d’ailleurs jusqu’au bout, jamais l’observateur lucide ne le cédant au moraliste ou au contempteur -sinon implicite. Les Indifférents, Le Mépris, L’Ennui, Le Conformiste : les titres de ses romans disent bien sa ténacité à saisir les états existentiels des hommes de son temps.
La presse fasciste ne lut pas d’un bon oeil ce texte glacial, méticuleux, patient et oppressant ; dès l’année qui suivit la parution du livre, Moravia fit ses valises et partit séjourner six mois à Londres, soucieux d’échapper à la chape de plomb brune qui se déposait alors sur le pays. Il s’envolera ensuite à Paris, New York ou Pékin, continuant malgré tout, lorsqu’il est en Italie, à écrire essais et articles pour les journaux. Six ans plus tard (1935) paraît un deuxième roman, longuement travaillé, Les Ambitions déçues : l’échec est à peu près complet. Mussolini met l’Italie au pas, le monde file vers la guerre ; Moravia découvre Marx en même temps que Freud et voit se tendre ses rapports avec le pouvoir. Juif par sa mère, il brocardera le fascisme dans Le Quadrille des Masques, en 1941. Le ministère de la Culture populaire, estimant sans doute avoir fait preuve de suffisamment de mansuétude en laissant Le Ambizioni sbagliate et Gli indifferenti en librairie, ne manquera pas de saisir ce livre-là.