Alberto Manguel fait partie de cette congrégation de lecteurs insatiables pour lesquels la barrière entre la littérature et le monde, la fiction et la réalité, a définitivement sauté ; chez eux, le monde est une bibliothèque et chaque livre un monde, les uns pénétrant sans cesse les autres jusqu’à se répondre dans des jeux de correspondance étranges et à se mélanger pour ne plus pouvoir être vraiment distingué. Sa bibliothèque personnelle compte des dizaines de milliers de volumes en plusieurs langues (anglais, espagnol, français, italien, arabe ou latin), récemment installés dans une gigantesque pièce de la maison française qu’il vient d’acquérir pour s’installer après des années de voyage. Parmi eux, de nombreuses éditions originales, des raretés invraisemblables, quelques pièces de collection sans prix et, surtout, la trace invisible de toute une vie : « il me vient à l’esprit que je peux retrouver tous mes souvenirs grâce à ces volumes empilés ». Pour marquer solennellement son installation dans le Poitou après une vie nomade (il a successivement vécu en Argentine, en Italie, en Angleterre, en France, à Tahiti et au Canada, pays dont il a adopté la nationalité voici une vingtaine d’années), il a décidé de réaliser un voyage littéraire à étapes dans sa vie de lecteur, s’imposant de relire douze de ses livres préférés, à raison d’un par mois ; les notes qu’il a prises à cette occasion forment la matière de ce Journal d’un lecteur dans lequel, de L’Invention de Morel d’Adolfo Bioy Casares à Mémoires posthumes de Braz Cubas, de Joaquim Maria Machado de Assis, il mêle souvenirs, impressions et incursions historiques en jouant des livres comme prétexte, parlant moins d’eux qu’à partir d’eux, comme s’ils formaient le socle véritable du réel.
Traducteur, auteur (son Histoire de la lecture est restée fameuse), éditeur (on doit à son « Cabinet de lecture » chez Actes Sud d’avoir pu lire, notamment, C.H.B. Kitchin ou Eduardo Berti), Manguel fut aussi le lecteur de Jorge Luis Borges, à Buenos Aires, où il est né en 1948. Du maître argentin, il a gardé une manie d’érudition et une inlassable propension à lire l’existence comme un vaste récit truffé de portes dérobées et de passages secrets ; fiction et réalité s’interpellent sans cesse, la seconde dépassant souvent la première. H.G. Wells, Arthur Conan Doyle, Goethe, Cervantès ou Buzzati égrènent les mois et donnent à l’écrivain le prétexte de considérations qui, pour n’être parfois pas moins banales que son quotidien paisible dans la campagne française, forment bout à bout un texte intrigant et doucement mélancolique, traversé de passages tout à fait splendides. Consacré au Kim de Rudyard Kipling, son mois d’août trouve un écho dans la « brève biographie » de l’auteur des Livres de la jungle qu’il publie en parallèle, réduite à l’essentiel (120 pages, format de poche) et d’autant plus plaisante. (L’occasion de rappeler qu’avant d’être un slogan publicitaire pompier pour une marque de vêtements de sport, hardiment lancé sur les écrans hexagonaux lors de la dernière Coupe du monde de football, « If » -« tu seras un homme, mon fils »- est le plus célèbre des poèmes de Kipling). De livre en livre, Manguel se fond et disparaît dans sa propre pyramide de papier, constatant avec un étonnement ravi que la vraie vie se trouve finalement plus fidèlement reproduite dans ses livres que dans ses souvenirs. Au sens figuré bien sûr, mais parfois aussi au sens propre : « Hier, je suis tombé sur mon exemplaire du René Leys, de Victor Segalen, daté de Trieste, 1978. Je ne me souviens pas d’être jamais allé à Trieste ».