C’est le cinéaste Maurice Pialat qu’Alban Lefranc vampirise dans L’amour la gueule ouverte. Ce spécialiste des « vies imaginaires », bien connu des lecteurs de Chro, a déjà fait résonner sa langue à travers les chairs et les psychismes de la bande à Baader, Nico, Fassbinder ou Mohammed Ali. Usant, comme dans Vous n’étiez pas là (Verticales, 2009), de l’apostrophe, Lefranc tutoie ou voussoie Pialat comme pour le tâter, le sonder, le dépiauter au lancer de ses phrases effilées, luisantes et abruptes comme autant de couteaux. Il se fraie dans un être son chemin au couteau, à l’image de ce qu’il note de la trajectoire de Pialat : « Il faut aller chercher l’amour la gueule ouverte, se frayer son chemin au couteau. C’est un couteau généreux, un couteau qui déborde largement autour de sa cible. » Et que trouve-t-il en fouaillant ainsi le réalisateur de Sous le Soleil de Satan ? Une rage dès l’enfance, une folie amoureuse, la course sulfureuse et désespérée d’un « suicide by women » comme il existe des « suicides by cop ».
Ce n’est pas en biographe que Lefranc travaille. Simplement, le corps et le destin qu’il emprunte lui permettent, dans leur exemplarité excessive, de méditer des thèmes au cours d’une espèce de tauromachie au terme de laquelle le sujet est pleinement sacrifié, sanglant, sublime et médiateur de vérités cachés. L’enfance, l’amour, l’autodestruction, l’art, la femme, voici les thèmes qu’égrainent ce texte. Or, quant à l’art, quelque chose, justement, se télescope ici, parce que le projet de Pialat rencontre celui de Lefranc dans le sens d’une certaine esthétique de la cruauté. « Théâtre de la cruauté », comme l’entendait Artaud. Théâtre, dans l’écriture d’Alban Lefranc, parce que procédant d’une mise en scène, s’appuyant sur l’apostrophe, se développant en scansion, se rythmant de plusieurs leitmotivs. Et cruauté dans cette manière de creuser la plaie jusqu’à racler l’os pour parvenir, comme Pialat, avec la même indécence brûlante et morbide que lui, à « tout montrer ».
Avec une littérature aussi brutale que sophistiquée, Lefranc continue donc, d’un corps à l’autre, d’une tragédie à la suivante, de sonder l’obscur dans des textes dont il a parfaitement mûri la singularité : ni romans ni biographies mais processus, rituels, tenant de la poésie et du théâtre, et dont il faut saluer l’originalité et la réussite formelle.
N.B. : Dans le cadre du festival « ZOOM, du réel au poétique », Olivier Martinaud lira ce roman d’Alban Lefranc au Théâtre Ouvert, vendredi 12 juin à 19h30.