My Funny Valentine ? Un « vrai résidu de poubelle », une « camelote d’un autre temps écrite à l’usage des Blancs ». Pas de doute : pour ce qui est des formules chocs, on pouvait faire confiance à Miles Davis, lequel tint au milieu des années 70 ces propos peu amènes pour la ritournelle que popularisa son homologue Chet Baker. C’est eux qu’a retenus Alain Gerber pour ouvrir ce bref essai (une grosse centaine de pages) dans lequel, avec l’érudition et le style que connaissent déjà les lecteurs de ses biographies de Bill Evans, Lester Young ou Clifford Brown, il s’attaque à l’une des grandes énigmes de l’œuvre davisienne : le rapport contradictoire et conflictuel que le trompettiste entretint, une fois sa carrière sur rails, avec ces ballades qui firent tant pour sa réputation lorsqu’elle ne faisait que commencer. Les amateurs du Miles première manière savent en effet combien de chefs d’œuvre il a pu tirer du répertoire des chansons populaires et des comédies musicales –Darn that dream, How deep is the ocean, The Man I lov, On green dolphin sreet, Stella by starlight et autres airs aujourd’hui entrés au Panthéon des standards, les versions qu’il en a donné n’ayant d’ailleurs pas peu contribué à les y propulser. Il les joue sans relâche des années durant, donnant jusqu’à 8 enregistrements de All of you en l’espace de neuf ans, en fait les jalons incontournables de son répertoire, semble les aimer d’une manière que peu de jazzmen purent égaler. « Mais justement, constate Gerber : il les adore, il faut qu’il les brûle. » Et de découvrir, dans cette relation paradoxale à ces thèmes qu’il bannit superbement de son univers musical au milieu des années soixante, une manière de métaphore dans laquelle serait contenue toute la personnalité du trompettiste, toute l’ambiguïté et tous les enjeux de sa vision de la musique, objets depuis des années d’une surabondante littérature.
Avant de les bannir à proprement parler, Miles va d’ailleurs s’employer à les violer consciencieusement, déconstruisant de son mieux les mélodies, les étirant jusqu’à la brisure, prenant « un sardonique plaisir à les rudoyer, à la défigurer, à les mutiler, à les fracturer, à répandre une image semblable à celle des objets familiers sur les toiles cubistes, ou aux signes purs à quoi la réalité peut se réduire dans les formes de peinture plus contemporaines. » Jusqu’à, finalement, faire de ces morceaux aimés puis haïs de véritables « tabous », comme s’il fallait avoir proprement et définitivement enterré ses amours de jeunesse pour pouvoir grandir. On l’aura compris : derrière celui du rapport de Miles aux ballades, c’est bien sûr le mystère de sa perpétuelle fuite en avant que cherche à cerner Alain Gerber, lequel donne du coup avec ce Blues du blanc un portrait musical qui vaut bien des introductions à l’œuvre du trompettiste. L’inconditionnel y savourera l’érudition et la profondeur de vue de l’écrivain, certain d’y trouver quelques manières de voir puissamment inédites ; le profane y découvrira qu’une vie de jazz vaut bien un roman, surtout celle de Miles Dewey Davis III, et d’autant plus lorsqu’elle est contée par le facétieux Gerber. De jazz et de ballades, il n’est peut-être finalement pas tant question que d’art et de création. Son proverbial sens de la formule et l’élégante fluidité de sa plume font à coup sûr passer à ce texte la frontière qui sépare littérature musicale et littérature tout court.