Pour ceux qui ne savent pas où donner de la tête face à l’oeuvre-monstre de Fleischer, Le Carnet d’adresses constitue la meilleure des entrées en matière. L’écrivain s’y livre à un exercice autobiographique selon un principe simple : reprendre un vieux carnet d’adresses et en épuiser la mémoire, au sens perecquien. Reprendre chaque nom, les écrire en capitales comme sur le carnet d’origine et se prêter le plus sérieusement (c’est-à-dire le plus librement) à la saisie des souvenirs – on reconnaît son goût pour la forme-dispositif. Les traces de mémoires finissent par dessiner un autoportrait d’une grande précision, où se lisent aussi bien la vie publique de Fleischer (construction de l’oeuvre, rencontres intellectuelles ou artistiques : Barthes, Akerman, Boltanski, Buren, Beaubourg, la Cinémathèque, Comolli) que sa vie intime (amitiés, amours). Le Carnet d’adresse est en fait un magnifique détournement de la commande autobiographique classique. Comment parler de soi sans tomber dans l’autofiction ni dans la pose égotiste de l’autobiographie figée ? L’Amant en culottes courtes, roman-fresque sur un été 1957 où l’enfant Fleischer apprit la volupté, était une première réponse : tout retrouver, tout écrire des sensations ressenties sur un temps court. Ici, le souvenir est volatil et dépend de ce qui a marqué la vie de l’écrivain depuis le carnet-point de départ. Le lecteur est conduit d’une période à l’autre, la scène du passé est éclatée. Malgré tout, on retrouve dans ce Carnet une idée déjà présente dans L’Amant : ce sont les autres qui vous font. Parler des autres pour se raconter, dire qui l’on est : c’est d’une suprême pudeur, et d’une élégance rare.
Les convaincus prolongeront (c’est le cas de le dire) le voyage avec Prolongations, le nouveau roman de Fleischer : une épaisse et étonnant construction baroque, biscornue, presque hétéroclite (il s’en justifie d’ailleurs à la fin, par la voix de son personnage : « Pourquoi faudrait-il toujours que les histoires tournent rond, qu’elles obéissent à une règle immuable qui prétend imposer la cohérence et l’homogénéité d’un ensemble, fussent-ils absurdes ? ») où, à travers les aventures bureaucratiques et érotiques d’un interprète-traducteur embauché dans un Congrès paneuropéen à Kaliningrad (jadis Königsberg, la ville d’Emmanuel Kant), il reprend ses thèmes de prédilections et offre une puissance méditation sur le temps historique, les âges de l’Europe et le déclin des civilisations.
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