Les fidèles de Chro savent à quel point nous sommes attentifs à tout ce qu’écrit Alain Fleischer, commenté souvent, interviewé parfois, dans ces colonnes, depuis une douzaine d’années. Rappelons qu’après s’être fait connaître dans le domaine de la photographie, de l’art et du cinéma, Fleischer, directeur et fondateur, au civil, du Fresnoy, Studio national des arts contemporains à Tourcoing, publie aussi depuis 2000, à vitesse accélérée, plusieurs livres par an, ensemble parfois, dans tous les registres : grands romans (Prolongations, Les Trapézistes et le rat, Immersion, etc.), essais (L’accent, une langue fantôme), textes autobiographiques (Le Carnet d’adresses), théâtre, nouvelles, etc. Difficile, forcément, de tout lire au fur et à mesure. Un tel exercice ne manquerait pourtant pas d’intérêt : on découvrirait les connexions entre les facettes d’une œuvre mobile, la façon dont se positionnent et se composent les livres, comment ils se répondent à travers les âges et les genres, comment ils exploitent le même ensemble inépuisable de motifs, thèmes, décors, etc. Dans cette galaxie, Alma Zara, ce nouveau roman, serait peut-être à rapprocher d’un précédent paru en 2009, Moi, Sandor F, pour une raison simple : il entre dans le moule d’une collection, dotée d’une contrainte.
Pour Moi, Sandor F, c’était la série « Alter Ego » chez Fayard, avec l’exercice de l’autobiographie interposée ; Fleischer en avait tiré un récit familial où s’entrechoquaient sa vie et celle de son oncle, Juif disparu pendant la guerre, auquel l’unissent des liens secrets que le texte s’attachait à élucider. Pour Alma Zara, c’est la collection « Vingt-six » chez Grasset : le principe de l’abécédaire, beau modèle de jardin à la française que Fleischer s’emploie à compliquer, étoffer, multiplier, pour passer du classique au baroque et du cordeau à la luxuriance. L’histoire est celle de Damian, né avant-guerre en Transylvanie, où il rencontre dans un pensionnat une jeune femme de vingt ans, Alma, belle, mystérieuse, dont il s’éprend. Puis Damian s’exile en France grandit chez une tante à Paris, étudie, prend un métier. Mais régulièrement, tous les sept ans environ, il retrouve Alma. Elle a toujours vingt ans : la seule chose qui change, c’est son prénom. Elle s’appelle Bella, Clara, Diana… jusqu’à Z, au fil de ses retrouvailles avec Damian. Chaque chapitre a donc son prénom, mais pas seulement : Fleischer a élaboré une architecture complexe autour d’un animal, un lieu, un concept, un mot, etc., toujours avec la même lettre à l’initiale. Plan grandiose et rigoureux, qui donne lieu à toutes sortes d’échos et à une circulation des motifs, images, symboles. Difficile de résumer la richesse de ce texte foisonnant, qui grâce à sa richesse échappe, précisément, à l’écueil du déroulé mécanique des éléments du programme. Seul regret : traînent plusieurs fois des accents circonflexes fautifs sur des verbes au passé simple (« fut » / « fût »). Il y a des livres où les coquilles attristent plus que dans d’autres, et ceux de Fleischer, parce qu’ils sont grands, en font partie.